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dimanche 8 novembre 2015

Honoré de Balzac : La pension de Madame Vauquer - Le Père Goriot










La pension Vauquer



Cette salle, entièrement boisée, fut jadis peinte en une couleur indistincte aujourd'hui, qui forme un fond sur lequel la crasse(1) a imprimé ses couches de manière à y dessiner des figures bizarres…
Dans un angle est placée une boite à cases numérotées qui sert à garder les serviettes, ou tachées ou vineuses (2), de chaque pensionnaire. Il s'y rencontre de ces meubles indestructibles, proscrits partout(3), mais placés là comme le sont les débris de la civilisation aux Incurables (4). Vous y verriez un baromètre à capucin qui sort quand il pleut, des gravures exécrables qui ôtent l'appétit, toutes encadrées en bois verni à filets dorés… Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop l'intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas…
 Enfin, là règne la misère sans poésie; une misère économe, concentrée, râpée. Si elle n'a pas de fange encore, elle a des taches; si elle n'a ni trous ni haillons, elle va tomber en pourriture.
Cette pièce est dans tout son lustre au moment où, vers sept heures du matin, le chat de Mme Vauquer précède sa maîtresse, saute sur les buffets, y flaire le lait que contiennent plusieurs jattes couvertes d’assiettes, et fait entendre son rourou matinal. Bientôt, la veuve se montre, attifée (5) de son bonnet de tulle sous lequel pend un tour de faux cheveux mal mis ; elle marche en traînassant ses pantoufles grimacées (6). Sa face veillotte, grassouillette, du milieu de laquelle sort son nez à bec de perroquet, ses petites mains potelées (7), sa personne dodue comme un rat d’église (8),  son corsage trop plein et qui flotte, sont en harmonie avec cette salle où suinte la malheur, où s’est blottie la spéculation (9), et dont Mme Vauquer respire l’air chaudement fétide sans être écœurée. Sa figure fraîche comme une pomme gelée d’automne, ses yeux ridés, dont l’expression passe du sourire prescrit aux danseuses à l’amer renfrognement de l’escompteur (10), enfin toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personneLe bagne ne va pas sans l’argousin, vous n’imagineriez pas l’un sans l’autre. L’embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie, comme le typhus est la conséquence des exhalaisons d’un hôpital. Son jupon de laine tricotée, qui dépasse sa première jupe faite avec une vieille robe, et dont la ouate s’échappe par les fentes de l’étoffe lézardée, résume le salon, la salle à manger, le jardinet, annonce la cuisine et fait pressentir les pensionnaires. Quand elle est là, ce spectacle est complet. Âgée d’environ cinquante ans, madame Vauquer ressemble à toutes les femmes qui ont eu des malheurs. Elle a l’œil vitreux, l’air innocent d’une entremetteuse qui va se gendarmer pour se faire payer plus cher, mais d’ailleurs prête à tout pour adoucir son sort, à livrer Georges ou Pichegru, si Georges ou Pichegru étaient encore à livrer. Néanmoins, elle est bonne femme au fond, disent les pensionnaires, qui la croient sans fortune en l’entendant geindre et tousser comme eux. Qu’avait été monsieur Vauquer? Elle ne s’expliquait jamais sur le défunt. Comment avait-il perdu sa fortune? Dans les malheurs, répondait-elle. Il s’était mal conduit envers elle, ne lui avait laissé que les yeux pour pleurer, cette maison pour vivre, et le droit de ne compatir à aucune infortune, parce que, disait-elle, elle avait souffert tout ce qu’il est possible de souffrir.

1)la saleté 2)avec des taches de vin 3)qui n’ont de place nulle part 4) Hospices où étaient recueillis les malades que l’on ne pouvait pas guérir 5)coiffée de 6) toutes plissées 7)grasses 8) dévot ou employé d’église 9)la spéculation mentale : allusion à un jeune locataire ambitieux 10)usurier













lundi 1 septembre 2014

"Les illusions des descriptions du Tasse et de l’Arioste...Tout est noble et tendre, tout parle d’amour" La Chartreuse de Parme (1939), Stendhal












En amoureux de l'Italie,  Stendhal confie à la  comtesse Gina del Dongo Pietranera  dans La Chartreuse de Parme ces mots qui décrivent à travers un monologue intérieur toute sa passion pour les  paysages italiens  des alentours du lac de Côme, où garder "toutes les illusions des descriptions du Tasse et de l'Arioste":
Ces "collines admirables" qu'il avait tant aimées  dans notre pays et surtout Milan "la ville des premiers plaisirs" dont le nom  devait orner l'épitaphe gravée sur le marbre de  sa tombe "Arrigo Beyle Milanese"

« Tout parle d’amour »

 C’était avec ravissement que la comtesse retrouvait les souvenirs de sa première jeunesse et les comparait à ses sensations actuelles. Le lac de Côme, se disait-elle, n’est point environné, comme le lac de Genève, de grandes pièces de terre bien closes et cultivées selon les meilleures méthodes, choses qui rappellent l’argent et la spéculation. Ici de tous côtés je vois des collines d’inégales hauteurs couvertes de bouquets d’arbres plantés par le hasard, et que la main de l’homme n’a point encore gâtés et forcés à rendre du revenuAu milieu de ces collines aux formes admirables et se précipitant vers le lac par des pentes si singulières, je puis garder toutes les illusions des descriptions du Tasse et de l’Arioste. Tout est noble et tendre, tout parle d’amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation. Les villages situés à mi-côte sont cachés par de grands arbres, et au-dessus des sommets des arbres s’élève l’architecture charmante de leurs jolis clochers. Si quelque petit champ de cinquante pas de large vient interrompre de temps à autre les bouquets de châtaigniers et de cerisiers sauvages, l’oeil satisfait y voit croître des plantes plus vigoureuses et plus heureuses là qu’ailleurs. Par-delà ces collines, dont le faîte offre des ermitages qu’on voudrait tous habiter, l’oeil étonné aperçoit les pics des Alpes, toujours couverts de neige, et leur austérité sévère lui rappelle des malheurs de la vie ce qu’il en faut pour accroître la volupté présente. L’imagination est touchée par le son lointain de la cloche de quelque petit village caché sous les arbres : ces sons portés sur les eaux qui les adoucissent prennent une teinte de douce mélancolie et de résignation, et semblent dire à l’homme : La vie s’enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se présente, hâte-toi de jouir. Le langage de ces lieux ravissants, et qui n’ont point de pareils au monde, rendit à la comtesse son coeur de seize ans.
STENDHAL, La Chartreuse de Parme, I, 2.