"Nous avons conçu Nuit et Brouillard
comme un dispositif d'alerte"
Nuit et Brouillard, un film d’Alain Resnais.
Musique: Hanns Eisler.
Orchestre sous la direction de Georges Delerue.
« Même
un paysage tranquille, Même une prairie avec des vols de corbeaux, des moissons
et des feux d’herbe, Même une route où passent des voitures, des paysans, des
couples, Même un village pour vacances, avec une foire et un clocher, peuvent
conduire tout simplement à un camp de concentration.
Le Struthof, Oranienburg, Auschwitz,
Neuengamme, Belsen, Ravensbrück, Dachau, Furent des noms comme les autres sur
les cartes et les guides. Le sang a caillé, les bouches se sont tues, Les blocs
ne sont plus visités que par une caméra, Une drôle d’herbe a poussé et
recouvert la terre usée par le piétinement des concentrationnaires, Le courant
ne passe plus dans les fils électriques, Plus aucun pas, que le nôtre.
1933 La machine se met en marche. Sans querelles. On se met au travail. Un
camp de concentration se construit comme un stade, ou un grand hôtel, Avec des
entrepreneurs, des devis, de la concurrence, Sans doute des pots de vin.
Pas de style imposé. C’est laissé à
l’imagination. Style alpin, style garage, style japonais, sans style.
Les architectes inventent calmement ces porches destinés à n’être franchis
qu’une seule fois. Pendant ce temps, Burger, ouvrier Allemand, Stern, étudiant
Juif d’Amsterdam, Schmulski, archand de Cracovie, Annette, lycéenne de
Bordeaux, vivent leur vie de tous les jours sans savoir qu’ils ont déjà, à
mille kilomètres de de chez eux, une place assignée.
Et le jour vient où leurs blocs sont terminés, où il ne manque plus qu’eux.
Raflés de Varsovie, Déportés de Lodz,
de Prague, de Bruxelles, d’Athènes, de Zaghreb, d’Odessa ou de Rome, Internés
de Pithiviers, Raflés du Vél’ d’Hiv’, Résistants parqués à Compiègne,
La foule des pris sur le fait, des pris par erreur, des pris au hasard, se met
en marche vers les camps.
Trains clos, verrouillés, Entassement
des déportés à cent par wagon, Ni jour ni nuit, la faim la soif, l’asphyxie, la
folie.
Un message tombe, quelquefois ramassé. La mort fait son premier choix. Un
second est fait à l’arrivée, dans la nuit et le brouillard.
Aujourd’hui sur la même voie, il fait
jour et soleil. On la parcourt lentement.A la recherche de quoi?
De la trace des cadavres qui s’écroulaient dès l’ouverture des portes?
Ou bien du piétinement des premiers débarqués poussés à coups de crosse jusqu’à
l’entrée du camp,
Parmi les aboiements des chiens, les éclairs des projecteurs, Avec au loin la
flamme du crématoire,
Dans une de ces mises en scène nocturnes qui plaisaient tant aux Nazis?
Premier regard sur le camp: C’est une
autre planète.
Sous son prétexte hygiénique, La
nudité, du premier coup, livre au camp l’homme déjà humilié,
Rasé, Tatoué, Numéroté, Pris dans le jeu d’une hiérarchie encore
incompréhensible, Revêtu de la tenue bleue rayée, Classé parfois Nacht und Nebel, nuit et brouillard, Marqué du
triangle rouge des politiques, le déporté affronte d’abord les triangles verts,
les droits communs, Maîtres parmi les sous-hommes. Au-dessus le kapo, Presque
toujours un droit commun. Au-dessus encore le SS, l’intouchable, On lui parle à
trois mètres. Tout en haut le commandant, lointain, il préside au rite, il
affecte d’ignorer le camp.Qui ne l’ignore pas d’ailleurs…
Cette réalité des camps méprisée par ceux qui la fabriquent, Insaisissable pour
ceux qui la subissent,
C’est bien en vain qu’à notre tour nous essayons d’en découvrir les restes. Ces
blocs en bois,
Ces châlits où l’on dormait à trois, Ces terriers où l’on se cachait, où l’on
mangeait à la sauvette, où le sommeil même était une menace, Aucune
description, aucune image ne peuvent leur rendre leur vraie dimension, Celle
d’une peur ininterrompue.
Il faudrait la paillasse qui servait
de garde-manger et de coffre-fort, La couverture pour laquelle on se battait, Les
dénonciations, les jurons, Les ordres retransmis dans toutes les langues, Les
brusques entrées du SS pris d’une envie de contrôle ou de brimade.
De ce dortoir de brique, de ces
sommeils menacés, Nous ne pouvons que vous montrer l’écorce,
La couleur. Voilà le décor. Des bâtiments qui pourraient être écuries, granges,
ateliers, Un terrain pauvre devenu terrain vague, Un ciel d’automne
indifférent. Voilà tout ce qui nous reste pour imaginer cette nuit coupée
d’appels, de contrôles de poux, Nuit qui claque des dents, Il faut dormir vite,
Réveil à la trique, on se bouscule, On cherche ses effets volés. Cinq heures,
rassemblement interminable sur l’Appel-Platz, Les morts de la nuit faussent
toujours les comptes. Un orchestre joue une marche d’opérette au départ pour la
carrière, Pour l’usine. Travail dans la neige, qui devient vite de la boue
glacée, Travail dans la chaleur d’août, avec la soif et la dysenterie.
Trois mille Espagnols sont morts pour construire cet escalier qui mène à la
carrière de Mauthausen.
Travail dans les usines souterraines. De
mois en mois, elles se terrent, s’enfoncent, se cachent,
Tuent. Elles portent des noms de femmes:Dora, Laura. Mais ces étranges ouvriers
de trente kilos sont peu sûrs. Et le SS les guette, Les surveille, Les fait
rassembler, Les inspecte et les fouille avant le retour au camp.
Des pancartes de style rustique
renvoient chacun chez soi. Le kapo n’a plus qu’à faire le compte de ses
victimes de la journée. Le déporté, lui, retrouve l’obsession qui dirige sa vie
et ses rêves : Manger. La soupe. Chaque cuillère n’a pas de prix. Une
cuillère de moins, c’est un jour de moins à vivre. On troque deux, trois
cigarettes contre une soupe. Beaucoup, trop faibles, ne peuvent défendre leur
ration contre les coups et les voleurs. Ils attendent que la boue, la neige les
prenne.
S’étendre enfin n’importe où et avoir son agonie bien à soi.
Les latrines, les
« Aborts », Des squelettes au ventre de bébé y venaient sept fois,
huit fois par nuit,
La soupe était diurétique. Malheur à celui qui rencontrait un kapo ivre au
clair de lune. On s’y observait avec crainte, On y guettait des symptômes
bientôt familiers, Faire du sang c’était signe de mort. Marché clandestin on y
vendait, on y achetait, on y tuait en douce. On s’y rendait visite, On se
passait les vraies et le fausses nouvelles, On y organisait des groupes de
résistance. Une société y prenait forme, Une forme sculptée dans la terreur, Moins
folle pourtant que l’ordre des SS qui s’exprimait par ces préceptes, « La
propreté c’est la santé » « Le travail c’est la liberté » « A
chacun son dû » « Un pou c’est un mort ». Et un SS dont?
Chaque camp réserve des surprises: Un
orchestre symphonique, Un zoo, Des serres où Himmler entretient des plantes
fragiles, Le chêne de Gœthe à Buchenwald,
On a construit le camp autour mais on a respecté le chêne. Un orphelinat
éphémère, Constamment renouvelé. Un bloc des invalides.
Alors le monde véritable, Celui des paysages calmes,
Celui du temps d’avant, Peut bien apparaître au loin, Pas si loin, Pour le
déporté c’était une image. Il n’appartenait plus qu’à cet univers fini, fermé, Limité
par les miradors, D’où les soldats surveillaient la bonne tenue du camp, Visaient
sans fin les déportés, Les tuaient à l’occasion, par désœuvrement.
Tout est prétexte à facétie, à punition, à
humiliation. Les appels durent des
heures. Un lit mal fait: vingt coups de bâton. Ne pas se faire remarquer, ne
pas faire signe aux dieux. Ils ont leurs potences, leurs terrains de mise à
mort. Cette cour du bloc onze, dérobée aux regards, arrangée pour la fusillade,
Avec son mur protégé contre le ricochet des balles, Ce château d’Harteim où des
autocars aux vitres fumées conduisent des passagers qu’on ne reverra plus. Transports
noirs qui partent à la nuit et dont personne ne saura jamais rien.
Mais c’est incroyablement résistant un homme. Le
corps brûlé de fatigue, l’esprit travaille, Les mains couvertes de pansements
travaillent, On fabrique des cuillères, des marionnettes qu’on dissimule, Des
monstres, Des boîtes, On réussit à écrire, à prendre des notes, À exercer sa
mémoire avec des rêves, On peut penser à Dieu, On arrive même à s’organiser politiquement, à disputer aux
droits communs le contrôle intérieur de la vie du camp. On s’occupe des plus
atteints, on donne sur sa nourriture, on crée des entraides.
En dernière ressource, on pousse avec angoisse les
plus menacés à l’hôpital. Approcher de cette porte c’était l’illusion d’une
vraie maladie, l’espérance d’un lit. C’était aussi le risque d’une mort à la
seringue. Les médicaments sont dérisoires, les pansements sont en papier, la même pommade sert pour toutes
les maladies, pour toutes les plaies. Quelquefois, le malade affamé mange son
pansement. À la fin tous les déportés se ressemblent, Ils s’alignent sur un
modèle sans âge qui meurt les yeux ouverts. Il y avait un bloc chirurgical. Pour
un peu on se serait cru devant une vraie clinique. Infirmière inquiétante.Il y
a un décor, mais derrière? Des opérations inutiles, des amputations, des
mutilations expérimentales.
Les kapos, comme les chirurgiens SS, peuvent se faire la main. Les grandes
usines chimiques envoient aux camps des échantillons de leurs produits
toxiques. Ou bien elles achètent un lot de déportés pour leurs essais. De ces
cobayes, quelques uns survivront, Castrés, Brûlés au phosphore.
Il y a celles dont la chair sera marquée pour la vie, Malgré le retour.
Ces femmes, ces hommes, les bureaux administratifs
conservent leurs visages déposés à l’arrivée.
Les noms aussi sont déposés; des noms de vingt-deux nations; ils remplissent
des centaines de registres, des milliers de fichiers. Un trait rouge biffe les
morts. Des déportés tiennent cette comptabilité délirante, toujours fausse,
sous l’œil des SS et des kapos privilégiés. Ceux-là sont les
« prominenz », le gratin du camp. Le kapo a sa propre chambre, où il
peut entasser ses réserves et recevoir le soir ses jeunes favoris. Tout près du
camp, le commandant a sa villa, où sa femme contribue à entretenir une vie
familiale, Et quelquefois mondaine, comme dans n’importe quelle autre garnison.
Peut-être seulement s’y ennuie-t-elle un peu plus: La guerre ne veut pas finir.
Plus fortunés, les kapos avaient un bordel.
Des prisonnières mieux nourries, mais comme les
autres vouées à la mort.
Quelquefois de ces fenêtres, il est tombé un morceau
de pain pour un camarade au-dehors.Ainsi les SS étaient arrivés dans le camp à
reconstituer une cité vraisemblable avec hôpital, quartiers réservés, quartiers
résidentiels, et même, oui, une prison.
Inutile de décrire ce qui se passait dans ces
cachots. Ces cages, calculées pour qu’on ne puisse tenir ni debout, ni couché, Des
hommes, des femmes y furent suppliciés consciencieusement pendant des jours. Les
bouches d’aération ne retiennent pas le cri.
1942 Himmler se rend sur les lieux. Il faut
anéantir, mais productivement. Laissant la productivité à ses techniciens,
Himmler se penche sur le problème de l’anéantissement. On étudie des plans, Des
maquettes. On les exécute, et les déportés eux-mêmes participent aux travaux. Un
crématoire, cela pouvait prendre à l’occasion un petit air carte postale. Plus
tard, aujourd’hui, des touristes s’y font photographier. La déportation s’étend
à l’Europe entière. Les convois s’égarent, stoppent, repartent, sont bombardés,
arrivent enfin. Pour certains, la sélection est déjà faite. Pour les autres, on
trie tout de suite. Ceux de gauche iront travailler, Ceux de droite…
Ces images sont prises quelques instants avant une
extermination. Tuer à la main prend du temps;
On commande les boîtes de gaz Zyklon. Rien ne distinguait la chambre à gaz d’un
bloc ordinaire.
À l’intérieur une salle de douche fausse accueillait des nouveaux venus. On
fermait les portes,
On observait. Le seul signe, mais il faut le savoir, C’est ce plafond labouré
par les ongles.
Même le béton se déchirait. Quand les crématoires sont insuffisants, on dresse
des bûchers.
Les nouveaux fours absorbaient cependant plusieurs
milliers de corps par jour.
Tout est récupéré. Voici les réserves des nazis en
guerre, Leurs greniers. Rien que des cheveux de femme. A quinze pfennigs le
kilo, on en fait du tissu. Avec les os, Des engrais, tout au moins on essaie. Avec
les corps, Mais on ne peut plus rien dire… Avec les corps on veut fabriquer Du
savon. Quand à la peau…
1945 Les camps s’étendent, sont pleins, ce sont des
villes de cent mille habitants. Complet partout. La grosse industrie
s’intéresse à cette main d’œuvre infiniment renouvelable. Des usines ont leur
camp personnel interdit aux SS. Steyer, Krupp, Heinkel, I.G. Farben, Siemens,
Hermann Göring, s’approvisionnent à ces marchés. Les nazis peuvent gagner la
guerre. Ces nouvelles villes font partie de leur économie. Mais ils la perdent. Le charbon manque pour les crématoires,
Le pain manque pour les hommes, Les cadavres engorgent les rues des camps. Le
typhus.
Quand les alliés ouvrent les portes… Toutes les
portes… Les déportés regardent sans comprendre. Sont-ils délivrés? La vie
quotidienne va-t-elle les reconnaître?
Je ne suis pas responsable
dit le kapo.
Je ne suis pas responsable
dit l’officier.
Je ne suis pas responsable.
Alors qui est responsable?
Au moment où je vous parle, L’eau froide des marais
et des ruines remplit le creu des charniers.
Une eau froide et opaque comme notre mauvaise mémoire. La guerre s’est
assoupie, un œil toujours ouvert. L’herbe fidèle est venue à nouveau sur les
« appel-platz » autour des blocks. Un village abandonné, encore plein
de menaces. Le crématoire est hors d’usage. Les ruses nazies sont démodées. Neuf
millions de morts hantent ce paysage. Qui de nous veille de cet étrange
observatoire pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux? Ont-ils
vraiment un autre visage que le nôtre?
Quelque part, parmi nous, il reste des kapos
chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus. Il y a tous ceux qui
n’y croyaient pas ou seulement de temps en temps. Il y a nous qui regardons
sincèrement ces ruines, Comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort
sous les décombres, Qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui
s’éloigne, Comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, Nous qui
feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, Et qui
ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans
fin. »
Au nom du mort qui fut sans nom
Au nom des portes verrouillées
Au nom de l'arbre qui répond
Au nom des plaies au nom des prés mouillés
Au nom des portes verrouillées
Au nom de l'arbre qui répond
Au nom des plaies au nom des prés mouillés
Au nom du ciel en feu de nos remords
Au nom d'un père qui n'aura plus son fils
Au nom du livre où le sage s'endort
Au nom de tous les fruits qui mûrissent
Au nom d'un père qui n'aura plus son fils
Au nom du livre où le sage s'endort
Au nom de tous les fruits qui mûrissent
Au nom de l'ennemi au nom de vrai combat
Où l'oiseau avait fait son nid
Au nom du grand retour de flamme et de soldats
Au nom des feuilles dans le puits
Où l'oiseau avait fait son nid
Au nom du grand retour de flamme et de soldats
Au nom des feuilles dans le puits
Au nom des justices sommaires
Au nom de la paix si faible et dans nos bras
Au nom des nuits vivantes d'une mère
Au nom d'un peuple dont s'effacent les pas
Au nom de la paix si faible et dans nos bras
Au nom des nuits vivantes d'une mère
Au nom d'un peuple dont s'effacent les pas
Au nom de tous les noms qui n'ont plus de renom
Au nom des lois remuantes au nom des Voix
Qui disent oui qui disent non
Au nom des hommes aux yeux de proie
Au nom des lois remuantes au nom des Voix
Qui disent oui qui disent non
Au nom des hommes aux yeux de proie
Amour je te livre aux premières fureurs de la Joie.
Jean Cayrol