Le chapitre XVIII, intitulé "Du
démentir" reprend l'avis aux lecteurs et montre qu'il écrit pour lui et ses amis. Il aborde
un thème fondamental : pourquoi et comment parler de soi.
Il est assez rare qu'un auteur ne
s'interroge pas sur sa démarche
autobiographique. Deux thèmes : interrogations sur le bien
fondé
de l'écriture autobiographique et justification de l'autobiographie
En écrivant son
autobiographie, Montaigne se révèle tel qu'il est
et trouve
ainsi une occasion de mieux se connaître, tout en
donnant à un public potentiel une possibilité de le connaître.
"Ai-je perdu mon temps?..."
Et quand personne ne me lira,
ai-je perdu mon temps de m'être entretenu tant d'heures oisives à pensements si
utiles et agréables ? Moulant sur moi cette figure, il m'a fallu si souvent
dresser et composer pour m'extraire, que le patron s'en est fermi et aucunement
formé soi-même. Me peignant pour autrui, je me suis peint en moi de couleurs
plus nettes que n'étaient les miennes premières. Je n'ai pas plus fait mon
livre que mon livre m'a fait, livre consubstantiel à son auteur, d'une
occupation propre, membre de ma vie ; non d'une occupation et fin tierce et
étrangère comme tous autres livres.
Ai-je perdu mon temps de
m'être rendu compte de moi si continuellement, si curieusement ? Car ceux qui
se repassent par fantaisie seulement et par langue quelque heure, ne
s'examinent pas si primement, ni ne se pénètrent, comme celui qui en fait son
étude, son ouvrage et son métier, qui s'engage à un registre de durée, de toute
sa foi, de toute sa force.
Les plus délicieux plaisirs,
si se digèrent-ils au dedans, fuient à laisser trace de soi, et fuient la vue
non seulement du peuple, mais d'un autre.
Combien de fois m'a cette
besogne diverti de cogitations ennuyeuses ! et doivent être comptées pour
ennuyeuses toutes les frivoles. Nature nous a étrennés d'une large faculté à
nous entretenir à part, et nous y appelle souvent pour nous apprendre que nous
nous devons en partie à la société, mais en la meilleure partie à nous. Aux
fins de ranger ma fantaisie à rêver même par quelque ordre et projet, et la
garder de se perdre et extravaguer au vent, il n'est que de donner corps et
mettre en registre tant de menues pensées qui se présentent à elle. J'écoute à
mes rêveries parce que j'ai à les enrôler. Quant de fois, étant marri de
quelque action que la civilité et la raison me prohibaient de reprendre à
découvert, m'en suis-je ici dégorgé, non sans dessein de publique instruction !
Et si, ces verges poétiques :
Zon dessus
l'oeil, zon sur le groin,
Zon sur le dos du Sagoin !
s'impriment encore mieux en papier qu'en la chair
vive. Quoi, si je prête un peu plus attentivement l'oreille aux livres, depuis
que je guette si je pourrai friponner quelque chose de quoi émailler ou étayer
le mien ?
[Essais,
Livre II, chapitre XVIII, « Du démentir », extrait]
Montaigne souligne le plaisir de la
relation à soi-même car il faut se regarder comme un autre et avoir une relation avec soi-même. Il donne une grande place à l'affectivité : champ lexical du plaisir et de
l'agrément.
On pourra toujours relire les moments heureux de sa vie. On fige pour
l'éternité les moments les plus agréables
de sa vie.L'autobiographie, faire le point, faire ressurgir les plaisirs est le meilleur
moyen de lutter contre l'ennui. Il nous
montre la relation entre la représentation de soi et la connaissance de soi (autobiographie : essayer de se représenter).
Les deux opérations vont de paire : parler de soi implique une meilleure
connaissance de soi. Il utilise le vocabulaire de la
peinture et de la sculpture pour le champ lexical de parler de soi : "moulant sur moi cette figure", "dresser et composer", "le
patron" (c'est Montaigne lui-même), "me
peignant", "couleurs", "l'étude",
"l'ouvrage".
Il faut que Montaigne se regarde. Cela montre les différentes étapes de
l'autobiographie. Une meilleure maîtrise de soi. Montaigne
met en valeur sa volonté de dominer son imagination quand il va
parler de lui (champ lexical de l'ordre ), "ranger
ma fantaisie à rêver", "ordre", "la
garder de se perdre et extravaguer au
vent", "enrôler".
Soucis de structure, de ne pas aller dans tous les sens, de suivre un fil
conducteur. D'où l'autobiographie (meilleure maîtrise de soi).