Vue de
Delft
(Gezicht op Delft) Johannes
Vermeer (1659-1660) Huile sur toile
Mauritshuis,
La Haye ( Pays-Bas)
« On sait que le récit de la mort
de Bergotte a été inspiré par
un grave malaise que Proust lui-même
a eu en visitant, en 1921,
une exposition
de peinture hollandaise au musée du Jeu de Paume.
La Recherche
du temps perdu
tend à rendre compte de la totalité
d’une vie,
mais l’aboutissement de cette vie est précisément de
commencer à
écrire la Recherche du temps perdu. La vie du héros
n’y
aboutit pas à la mort du héros. Pourtant sa mort s’y trouve
inscrite : elle est reflétée par la
mort de Bergotte. Si le soleil
horizontal par temps orageux, dans la
Vue de Delft, détache
de façon
hallucinante, pour
Proust ou pour Bergotte,
le « petit pan de mur
jaune », la lueur de la mort détache
d’une façon
analogue, de l’ensemble de la Recherche,
le texte
inspiré consacré à celle de Bergotte. »
Jean Pavans
« J'appris que ce jour-là avait eu lieu une mort qui me
fit beaucoup de peine, celle de Bergotte. On sait que sa maladie durait depuis
longtemps. Non pas celle, évidemment, qu'il avait eue d'abord et qui était
naturelle. La nature ne semble guère capable de donner que des maladies assez
courtes. Mais la médecine s'est annexé l'art de les prolonger. Les remèdes, la
rémission qu'ils procurent, le malaise que leur interruption fait renaître,
composent un simulacre de maladie que l'habitude du patient finit par
stabiliser, par styliser, de même que les enfants toussent régulièrement par
quintes longtemps après qu'ils sont guéris de la coqueluche. Puis les remèdes
agissent moins, on les augmente, ils ne font plus aucun bien, mais ils ont
commencé à faire du mal grâce à cette indisposition durable. La nature ne leur
aurait pas offert une durée si longue. C'est une grande merveille que la
médecine, égalant presque la nature, puisse forcer à garder le lit, à continuer
sous peine de mort l'usage d'un médicament. Dès lors, la maladie
artificiellement greffée a pris racine, est devenue une maladie secondaire mais
vraie, avec cette seule différence que les maladies naturelles guérissent, mais
jamais celles que crée la médecine, car elle ignore le secret de la guérison.
Il y avait des années que Bergotte ne sortait plus de
chez lui. D'ailleurs, il n'avait jamais aimé le monde, ou l'avait aimé un seul
jour pour le mépriser comme tout le reste, et de la même façon, qui était la
sienne, à savoir non de mépriser parce qu'on ne peut obtenir, mais aussitôt
qu'on a obtenu. Il vivait si simplement qu'on ne soupçonnait pas à quel point
il était riche, et l'eût-on su qu'on se fût trompé encore, l'ayant cru alors
avare, alors que personne ne fut jamais si généreux. Il l'était surtout avec
des femmes, des fillettes pour mieux dire, et qui étaient honteuses de recevoir
tant pour si peu de chose. Il s'excusait à ses propres yeux parce qu'il savait
ne pouvoir jamais si bien produire que dans l'atmosphère de se sentir amoureux.
L'amour, c'est trop dire, le plaisir un peu enfoncé dans la chair aide au
travail des lettres parce qu'il anéantit les autres plaisirs, par exemple les
plaisirs de la société, ceux qui sont les mêmes pour tout le monde. Et même, si
cet amour amène des désillusions, du moins agite-t-il, de cette façon-là aussi,
la surface de l'âme, qui sans cela risquerait de devenir stagnante. Le désir
n'est donc pas inutile à l'écrivain pour l'éloigner des autres hommes d'abord
et de se conformer à eux, pour rendre ensuite quelques mouvements à une machine
spirituelle qui, passé un certain âge, a tendance à s'immobiliser. On n'arrive
pas à être heureux mais on fait des remarques sur les raisons qui empêchent de
l'être et qui nous fussent restées invisibles sans ces brusques percées de la
déception. Les rêves ne sont pas réalisables, nous le savons ; nous n'en
formerions peut-être pas sans le désir, et il est utile d'en former pour les
voir échouer et que leur échec instruise. Aussi Bergotte se disait-il : « Je
dépense plus que des multimillionnaires pour des fillettes, mais les plaisirs
ou les déceptions qu'elles me donnent me font écrire un livre qui me rapporte
de l'argent. » Économiquement ce raisonnement était absurde, mais sans doute
trouvait-il quelque agrément à transmuter ainsi l'or en caresses et les
caresses en or. Nous avons vu, au moment de la mort de ma grand'mère, que la
vieillesse fatiguée aimait le repos. Or dans le monde il n'y a que la
conversation. Elle y est stupide, mais a le pouvoir de supprimer les femmes, qui
ne sont plus que questions et réponses. Hors du monde les femmes redeviennent
ce qui est si reposant pour le vieillard fatigué, un objet de contemplation. En
tous cas, maintenant, il n'était plus question de rien de tout cela. J'ai dit
que Bergotte ne sortait plus de chez lui, et quand il se levait une heure dans
sa chambre, c'était tout enveloppé de châles, de plaids, de tout ce dont on se
couvre au moment de s'exposer à un grand froid ou de monter en chemin de fer.
Il s'en excusait auprès des rares amis qu'il laissait pénétrer auprès de lui,
et montrant ses tartans, ses couvertures, il disait gaiement : « Que
voulez-vous, mon cher, Anaxagore l'a dit, la vie est un voyage. » Il allait
ainsi se refroidissant progressivement, petite planète qui offrait une image
anticipée de la grande quand, peu à peu, la chaleur se retirera de la terre,
puis la vie. Alors la résurrection aura pris fin, car, si avant dans les
générations futures que brillent les œuvres des hommes, encore faut-il qu'il y
ait des hommes. Si certaines espèces d'animaux résistent plus longtemps au
froid envahisseur, quand il n'y aura plus d'hommes, et à supposer que la gloire
de Bergotte ait duré jusque-là, brusquement elle s'éteindra à tout jamais. Ce
ne sont pas les derniers animaux qui le liront, car il est peu probable que,
comme les apôtres à la Pentecôte, ils puissent comprendre le langage des divers
peuples humains sans l'avoir appris.
Dans les mois qui précédèrent sa mort, Bergotte souffrait
d'insomnies, et, ce qui est pire, dès qu'il s'endormait, de cauchemars, qui,
s'il s'éveillait, faisaient qu'il évitait de se rendormir. Longtemps il avait
aimé les rêves, même les mauvais rêves, parce que grâce à eux, grâce à la
contradiction qu'ils présentent avec la réalité qu'on a devant soi à l'état de
veille, ils nous donnent, au plus tard dès le réveil, la sensation profonde que
nous avons dormi. Mais les cauchemars de Bergotte n'étaient pas cela. Quand il
parlait de cauchemars, autrefois il entendait des choses désagréables qui se
passaient dans son cerveau. Maintenant, c'est comme venus du dehors de lui
qu'il percevait une main munie d'un torchon mouillé qui, passée sur sa figure
par une femme méchante, s'efforçait de le réveiller ; d'intolérables
chatouillements sur les hanches ; la rage – parce que Bergotte avait murmuré en
dormant qu'il conduisait mal – d'un cocher fou furieux qui se jetait sur
l'écrivain et lui mordait les doigts, les lui sciait. Enfin, dès que dans son
sommeil l'obscurité était suffisante, la nature faisait une espèce de répétition
sans costumes de l'attaque d'apoplexie qui l'emporterait : Bergotte entrait en
voiture sous le porche du nouvel hôtel des Swann, voulait descendre. Un vertige
foudroyant le clouait sur sa banquette, le concierge essayait de l'aider à
descendre, il restait assis, ne pouvant se soulever, dresser ses jambes. Il
essayait de s'accrocher au pilier de pierre qui était devant lui, mais n'y
trouvait pas un suffisant appui pour se mettre debout.
Il consulta les médecins qui, flattés d'être appelés par
lui, virent dans ses vertus de grand travailleur (il y avait vingt ans qu'il
n'avait rien fait), dans son surmenage, la cause de ses malaises. Ils lui
conseillèrent de ne pas lire de contes terrifiants (il ne lisait rien), de
profiter davantage du soleil « indispensable à la vie » (il n'avait dû quelques
années de mieux relatif qu'à sa claustration chez lui), de s'alimenter
davantage (ce qui le fit maigrir et alimenta surtout ses cauchemars). Un de ses
médecins étant doué de l'esprit de contradiction et de taquinerie, dès que
Bergotte le voyait en l'absence des autres et, pour ne pas le froisser, lui
soumettait comme des idées de lui ce que les autres lui avaient conseillé, le
médecin contredisant, croyant que Bergotte cherchait à se faire ordonner
quelque chose qui lui plaisait, le lui défendait aussitôt, et souvent avec des
raisons fabriquées si vite pour les besoins de la cause que, devant l'évidence
des objections matérielles que faisait Bergotte, le docteur contredisant était
obligé, dans la même phrase, de se contredire lui-même, mais, pour des raisons
nouvelles, renforçait la même prohibition. Bergotte revenait à un des premiers
médecins, homme qui se piquait d'esprit, surtout devant un des maîtres de la
plume, et qui, si Bergotte insinuait : « Il me semble pourtant que le Dr X.
m'avait dit – autrefois bien entendu – que cela pouvait me congestionner le
rein et le cerveau... » souriait malicieusement, levait le doigt et prononçait
: « J'ai dit user, je n'ai pas dit abuser. Bien entendu, tout remède, si on exagère,
devient une arme à double tranchant. » Il y a dans notre corps un certain
instinct de ce qui nous est salutaire, comme dans le cœur de ce qui est le
devoir moral, et qu'aucune autorisation du docteur en médecine ou en théologie
ne peut suppléer. Nous savons que les bains froids nous font mal, nous les
aimons : nous trouverons toujours un médecin pour nous les conseiller, non pour
empêcher qu'ils ne nous fassent mal. À chacun de ces médecins Bergotte prit ce
que, par sagesse, il s'était défendu depuis des années. Au bout de quelques
semaines, les accidents d'autrefois avaient reparu, les récents s'étaient
aggravés. Affolé par une souffrance de toutes les minutes, à laquelle
s'ajoutait l'insomnie coupée de brefs cauchemars, Bergotte ne fit plus venir de
médecin et essaya avec succès, mais avec excès, de différents narcotiques,
lisant avec confiance le prospectus accompagnant chacun d'eux, prospectus qui
proclamait la nécessité du sommeil mais insinuait que tous les produits qui
l'amènent (sauf celui contenu dans le flacon qu'il enveloppait et qui ne
produisait jamais d'intoxication) étaient toxiques et par là rendaient le
remède pire que le mal. Bergotte les essaya tous. Certains sont d'une autre
famille que ceux auxquels nous sommes habitués, dérivés, par exemple, de
l'amyle et de l'éthyle. On n'absorbe le produit nouveau, d'une composition
toute différente, qu'avec la délicieuse attente de l'inconnu. Le cœur bat comme
à un premier rendez-vous. Vers quels genres ignorés de sommeil, de rêves, le
nouveau venu va-t-il nous conduire ? Il est maintenant en nous, il a la
direction de notre pensée. De quelle façon allons-nous nous endormir ? Et une
fois que nous le serons, par quels chemins étranges, sur quelles cimes, dans
quels gouffres inexplorés le maître tout-puissant nous conduira-t-il ? Quel
groupement nouveau de sensations allons-nous connaître dans ce voyage ? Nous
mènera-t-il au malaise ? À la béatitude ? À la mort ? Celle de Bergotte survint
la veille de ce jour-là où il s'était ainsi confié à un de ces amis (ami ?
ennemi ?) trop puissant. Il mourut dans les circonstances suivantes : Une crise
d'urémie assez légère était cause qu'on lui avait prescrit le repos. Mais un
critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée
de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu'il adorait et croyait
connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait pas)
était si bien peint, qu'il était, si on le regardait seul, comme une précieuse
œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte
mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l'exposition. Dès les
premières marches qu'il eut à gravir, il fut pris d'étourdissements. Il passa
devant plusieurs tableaux et eut l'impression de la sécheresse et de
l'inutilité d'un art si factice, et qui ne valait pas les courants d'air et de
soleil d'un palazzo de Venise, ou d'une simple maison au bord de la mer. Enfin
il fut devant le Ver Meer, qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de
tout ce qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il remarqua
pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose,
et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses
étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un
papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C'est ainsi
que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il
aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même
précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses
étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui
apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre
contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait
imprudemment donné le premier pour le second. « Je ne voudrais pourtant pas, se
disait-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition. »
Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent,
petit pan de mur jaune. » Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire ;
aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à
l'optimisme, se dit : « C'est une simple indigestion que m'ont donnée ces
pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien. » Un nouveau coup l'abattit,
il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il
était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Certes, les expériences
spirites, pas plus que les dogmes religieux, n'apportent la preuve que l'âme
subsiste. Ce qu'on peut dire, c'est que tout se passe dans notre vie comme si
nous y entrions avec le faix d'obligations contractées dans une vie antérieure
; il n'y a aucune raison, dans nos conditions de vie sur cette terre, pour que
nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis,
ni pour l'artiste cultivé à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois
un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par
les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de
raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver
Meer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente,
semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le
sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons
pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire
de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions
l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées – ces lois dont
tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles
seulement – et encore ! – pour les sots. De sorte que l'idée que Bergotte
n'était pas mort à jamais est sans invraisemblance.
On l'enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines
éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux
ailes éployées et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole de sa résurrection.
»