Dans
cet extrait de la deuxième partie d'À l'ombre des jeunes filles en fleurs,
le narrateur fait un séjour estival à Balbec, sur la côte normande. Libéré de
son amour pour Gilberte, il reporte toute son attention dans l'observation de
la société chic des touristes. Au grand hôtel où il séjourne en compagnie de sa
grand-mère, il a fait la connaissance de Robert de Saint-Loup, un jeune
officier très séduisant qui lui a beaucoup parlé de son oncle Palamède,
M. de Charlus. Le hasard place sur son chemin ce personnage étrange qui
l'observe avec une intensité équivoque. Ce passage campe, avec le raffinement
extrême de l'analyse qui est sa marque, l'une des silhouettes les plus
originales de Proust.
Saint-Loup me parla de la jeunesse, depuis longtemps
passée, de son oncle. Il amenait tous les
jours des femmes dans une garçonnière qu'il avait en commun avec deux de ses
amis, beaux comme lui, ce qui faisait qu'on les appelait « les trois Grâces ».
– Un jour un des hommes qui est aujourd'hui
des plus en vue dans le faubourg Saint-Germain, comme eût dit Balzac, mais
qui dans une première période assez fâcheuse montrait des goûts bizarres, avait
demandé à mon oncle de venir dans cette garçonnière. Mais à peine arrivé ce ne
fut pas aux femmes, mais à mon oncle Palamède, qu'il se mit à faire une
déclaration. Mon oncle fit semblant de ne pas comprendre, emmena sous un
prétexte ses deux amis, ils revinrent, prirent le coupable, le déshabillèrent,
le frappèrent jusqu'au sang, et par un froid de dix degrés au-dessous de zéro
le jetèrent à coups de pieds dehors où il fut trouvé à demi mort, si bien que
la justice fit une enquête à laquelle le malheureux eut toute la peine du monde
à la faire renoncer. Mon oncle ne se livrerait plus aujourd'hui à une exécution
aussi cruelle et tu n'imagines pas le nombre d'hommes du peuple, lui si hautain
avec les gens du monde, qu'il prend en affection, qu'il protège, quitte à être
payé d'ingratitude. Ce sera un domestique qui l'aura servi dans un hôtel et
qu'il placera à Paris, ou un paysan à qui il fera apprendre un métier. C'est
même le côté assez gentil qu'il y a chez lui, par contraste avec le côté
mondain. » Saint-Loup appartenait, en effet, à ce genre de jeunes gens du
monde, situés à une altitude où on ait pu faire pousser ces expressions : « Ce
qu'il y a même d'assez gentil chez lui, son côté assez gentil », semences assez
précieuses, produisant très vite une manière de concevoir les choses dans
laquelle on se compte pour rien, et le « peuple » pour tout ; en somme tout le
contraire de l'orgueil plébéien. « Il paraît qu'on ne peut se figurer comme il
donnait le ton, comme il faisait la loi à toute la société dans sa jeunesse.
Pour lui en toute circonstance il faisait ce qui lui paraissait le plus
agréable, le plus commode, mais aussitôt c'était imité par les snobs. S'il
avait eu soif au théâtre et s'était fait apporter à boire dans le fond de sa
loge, les petits salons qu'il y avait derrière chacune se remplissaient, la
semaine suivante, de rafraîchissements. Un été pluvieux où il avait un peu de
rhumatisme, il s'était commandé un pardessus d'une vigogne souple mais chaude
qui ne sert que pour faire des couvertures de voyage et dont il avait respecté
les raies bleues et oranges. Les grands tailleurs se virent commander aussitôt
par leurs clients des pardessus bleus et frangés, à longs poils. Si pour une
raison quelconque il désirait ôter tout caractère de solennité à un dîner dans
un château où il passait une journée, et pour marquer cette nuance n'avait pas
apporté d'habits et s'était mis à table avec le veston de l'après-midi, la mode
devenait de dîner à la campagne en veston. Que pour manger un gâteau il se
servît, au lieu de sa cuiller, d'une fourchette ou d'un couvert de son
invention commandé par lui à un orfèvre, ou de ses doigts, il n'était plus permis
de faire autrement. Il avait eu envie de réentendre certains quatuors de
Beethoven (car avec toutes ses idées saugrenues il est loin d'être bête, et est
fort doué) et avait fait venir des artistes pour les jouer chaque semaine, pour
lui et quelques amis. La grande élégance fut cette année-là de donner des
réunions peu nombreuses où on entendait de la musique de chambre. Je crois
d'ailleurs qu'il ne s'est pas ennuyé dans la vie. Beau comme il a été, il a dû
avoir des femmes ! Je ne pourrais pas vous dire d'ailleurs exactement
lesquelles parce qu'il est très discret. Mais je sais qu'il a bien trompé ma
pauvre tante. Ce qui n'empêche pas qu'il était délicieux avec elle, qu'elle
l'adorait, et qu'il l'a pleurée pendant des années. Quand il est à Paris, il va
encore au cimetière presque chaque jour. »
Le lendemain du jour où Robert m'avait ainsi
parlé de son oncle tout
en l'attendant, vainement du reste, comme je passais seul devant le casino en
rentrant à l'hôtel, j'eus la sensation d'être regardé par quelqu'un qui n'était
pas loin de moi. Je tournai la tête et j'aperçus un homme d'une quarantaine
d'années, très grand et assez gros, avec des moustaches très noires, et qui,
tout en frappant nerveusement son pantalon avec une badine, fixait sur moi des
yeux dilatés par l'attention. Par moments, ils étaient percés en tous sens par
des regards d'une extrême activité comme en ont seuls devant une personne
qu'ils ne connaissent pas des hommes à qui, pour un motif quelconque, elle
inspire des pensées qui ne viendraient pas à tout autre – par exemple, des fous
ou des espions. Il lança sur moi une suprême oeillade à la fois hardie,
prudente, rapide et profonde, comme un dernier coup que l'on tire au moment de
prendre la fuite, et après avoir regardé tout autour de lui, prenant soudain un
air distrait et hautain, par un brusque revirement de toute sa personne il se
tourna vers une affiche dans la lecture de laquelle il s'absorba, en fredonnant
un air et en arrangeant la rose mousseuse qui pendait à sa boutonnière. Il
sortit de sa poche un calepin sur lequel il eut l'air de prendre en note le
titre du spectacle annoncé, tira deux ou trois fois sa montre, abaissa sur ses
yeux un canotier de paille noire dont il prolongea le rebord avec sa main mise
en visière comme pour voir si quelqu'un n'arrivait pas, fit le geste de
mécontentement par lequel on croit faire voir qu'on a assez d'attendre, mais
qu'on ne fait jamais quand on attend réellement, puis rejetant en arrière son
chapeau et laissant voir une brosse coupée ras qui admettait cependant de
chaque côté d'assez longues ailes de pigeon ondulées, il exhala le souffle
bruyant des personnes qui ont non pas trop chaud mais le désir de montrer
qu'elles ont trop chaud. J'eus l'idée d'un escroc d'hôtel qui, nous ayant
peut-être déjà remarqués les jours précédents ma grand'mère et moi, et
préparant quelque mauvais coup, venait de s'apercevoir que je l'avais surpris
pendant qu'il m'épiait ; pour me donner le change, peut-être cherchait-il
seulement par sa nouvelle attitude à exprimer la distraction et le détachement,
mais c'était avec une exagération si agressive que son but semblait, au moins
autant que de dissiper les soupçons que j'avais dû avoir, de venger une
humiliation qu'à mon insu je lui eusse infligée, de me donner l'idée non pas tant
qu'il ne m'avait pas vu, que celle que j'étais un objet de trop petite importance pour
attirer l'attention. Il cambrait sa taille d'un air de bravade,
pinçait les lèvres, relevait ses moustaches et dans son regard ajustait quelque
chose d'indifférent, de dur, de presque insultant. Si bien que la singularité
de son expression me le faisait prendre tantôt pour un voleur et tantôt pour un
aliéné. Pourtant sa mise extrêmement soignée était beaucoup plus grave et
beaucoup plus simple que celles de tous les baigneurs que je voyais à Balbec,
et rassurante pour mon veston si souvent humilié par la blancheur éclatante et
banale de leurs costumes de plage. Mais ma grand'mère venait à ma rencontre,
nous fîmes un tour ensemble et je l'attendais, une heure après, devant l'hôtel
où elle était rentrée un instant, quand je vis sortir Mme de Villeparisis avec
Robert de Saint-Loup et l'inconnu qui m'avait regardé si fixement devant le
casino. Avec la rapidité d'un éclair son regard me traversa, ainsi qu'au moment
où je l'avais aperçu, et revint, comme s'il ne m'avait pas vu, se ranger, un
peu bas, devant ses yeux, émoussé comme le regard neutre qui feint de ne rien
voir au dehors et n'est capable de rien dire au dedans, le regard qui exprime
seulement la satisfaction de sentir autour de soi les cils qu'il écarte de sa
rondeur béate, le regard dévot et confit qu'ont certains hypocrites, le regard
fat qu'ont certains sots. Je vis qu'il avait changé de costume. Celui qu'il
portait était encore plus sombre ; et sans doute c'est que la véritable
élégance est moins loin de la simplicité que la fausse ; mais il y avait autre
chose : d'un peu près on sentait que si la couleur était presque entièrement
absente de ces vêtements, ce n'était pas parce que celui qui l'en avait bannie
y était indifférent, mais plutôt parce que pour une raison quelconque il se
l'interdisait. Et la sobriété qu'ils laissaient paraître semblait de celles qui
viennent de l'obéissance à un régime, plutôt que du manque de gourmandise. Un
filet de vert sombre s'harmonisait dans le tissu du pantalon à la rayure des
chaussettes avec un raffinement qui décelait la vivacité d'un goût maté partout
ailleurs et à qui cette seule concession avait été faite par tolérance, tandis
qu'une tache rouge sur la cravate était imperceptible comme une liberté qu'on
n'ose prendre.
– Comment, allez-vous ?
Je vous présente mon neveu, le baron de Guermantes, me dit Mme de Villeparisis,
pendant que l'inconnu, sans me regarder, grommelant un vague : « Charmé » qu'il
fit suivre de : « Heue, heue, heue » pour donner à son amabilité quelque chose
de forcé, et repliant le petit doigt, l'index et le pouce, me tendait le
troisième doigt et l'annulaire, dépourvus de toute bague, que je serrai sous
son gant de Suède ; puis sans avoir levé les yeux sur moi il se détourna vers
Mme de Villeparisis.
– Mon Dieu, est-ce que je perds la tête ?
dit celle-ci, voilà que je t'appelle le baron de Guermantes. Je vous présente
le baron de Charlus. Après tout, l'erreur n'est pas si grande, ajouta-t-elle,
tu es bien un Guermantes tout de même.
Cependant ma grand'mère sortait, nous fîmes route
ensemble. L'oncle de Saint-Loup ne m'honora non
seulement pas d'une parole mais même d'un regard. S'il dévisageait les inconnus
(et pendant cette courte promenade il lança deux ou trois fois son terrible et
profond regard en coup de sonde sur des gens insignifiants et de la plus
modeste extraction qui passaient), en revanche, il ne regardait à aucun moment,
si j'en jugeais par moi, les personnes qu'il connaissait – comme un policier en
mission secrète mais qui tient ses amis en dehors de sa surveillance
professionnelle
Marcel Proust À la
recherche du temps perdu : A l'Ombre des Jeunes Filles en Fleurs II : Noms de
pays : le pays