La pension Vauquer
Cette salle,
entièrement boisée, fut jadis peinte en une couleur indistincte aujourd'hui,
qui forme un fond sur lequel la crasse(1) a imprimé ses couches de manière à y
dessiner des figures bizarres…
Dans un angle est
placée une boite à cases numérotées qui sert à garder les serviettes, ou
tachées ou vineuses (2), de chaque pensionnaire. Il s'y rencontre de ces
meubles indestructibles, proscrits partout(3), mais placés là comme le sont les
débris de la civilisation aux Incurables (4). Vous y verriez un baromètre à
capucin qui sort quand il pleut, des gravures exécrables qui ôtent l'appétit,
toutes encadrées en bois verni à filets dorés… Pour expliquer combien ce
mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne,
invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop
l'intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas…
Enfin, là règne la misère sans poésie;
une misère économe, concentrée, râpée. Si elle n'a pas de fange encore, elle a
des taches; si elle n'a ni trous ni haillons, elle va tomber en pourriture.
Cette pièce est
dans tout son lustre au moment où, vers sept heures du matin, le chat de Mme
Vauquer précède sa maîtresse, saute sur les buffets, y flaire le lait que
contiennent plusieurs jattes couvertes d’assiettes, et fait entendre son rourou matinal. Bientôt, la veuve se
montre, attifée (5) de son bonnet de tulle sous lequel pend un tour de faux
cheveux mal mis ; elle marche en traînassant ses pantoufles grimacées (6).
Sa face veillotte, grassouillette, du milieu de laquelle sort son nez à bec de
perroquet, ses petites mains potelées (7), sa personne dodue comme un rat
d’église (8), son corsage trop
plein et qui flotte, sont en harmonie avec cette salle où suinte la malheur, où
s’est blottie la spéculation (9), et dont Mme Vauquer respire l’air chaudement
fétide sans être écœurée. Sa figure fraîche comme une pomme gelée d’automne,
ses yeux ridés, dont l’expression passe du sourire prescrit aux danseuses à
l’amer renfrognement de l’escompteur (10), enfin toute sa personne explique la
pension, comme la pension implique sa personne. Le bagne ne va pas sans
l’argousin, vous n’imagineriez pas l’un sans l’autre. L’embonpoint blafard de
cette petite femme est le produit de cette vie, comme le typhus est la
conséquence des exhalaisons d’un hôpital. Son jupon de laine tricotée, qui
dépasse sa première jupe faite avec une vieille robe, et dont la ouate
s’échappe par les fentes de l’étoffe lézardée, résume le salon, la salle à
manger, le jardinet, annonce la cuisine et fait pressentir les pensionnaires.
Quand elle est là, ce spectacle est complet. Âgée d’environ cinquante ans,
madame Vauquer ressemble à toutes les femmes qui ont eu des malheurs. Elle a
l’œil vitreux, l’air innocent d’une entremetteuse qui va se gendarmer pour se
faire payer plus cher, mais d’ailleurs prête à tout pour adoucir son sort, à
livrer Georges ou Pichegru, si Georges ou Pichegru étaient encore à livrer.
Néanmoins, elle est bonne femme au fond, disent les pensionnaires, qui la
croient sans fortune en l’entendant geindre et tousser comme eux. Qu’avait été
monsieur Vauquer? Elle ne s’expliquait jamais sur le défunt. Comment avait-il
perdu sa fortune? Dans les malheurs, répondait-elle. Il s’était mal conduit
envers elle, ne lui avait laissé que les yeux pour pleurer, cette maison pour
vivre, et le droit de ne compatir à aucune infortune, parce que, disait-elle,
elle avait souffert tout ce qu’il est possible de souffrir.
1)la saleté 2)avec
des taches de vin 3)qui n’ont de place nulle part 4) Hospices où étaient
recueillis les malades que l’on ne pouvait pas guérir 5)coiffée de 6) toutes
plissées 7)grasses 8) dévot ou employé d’église 9)la spéculation mentale : allusion à un jeune locataire ambitieux
10)usurier