"Les musées sont des maisons
qui abritent seulement des pensées"
in Rembrandt
Marcel Proust "Essais et critiques" ED. folio essais 1971
La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule
vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.
Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez
tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils
ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir.
Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés
qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas
«développés». Notre vie, et aussi la vie des autres, car
le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le
peintre est une question non de technique, mais de vision.
Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens
directs et conscients de la différence qualitative qu'il y a
dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui,
s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun.
Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce
que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que
le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi
inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce
à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le
voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux,
autant nous avons de mondes à notre disposition, plus
différents les uns des autres que ceux qui roulent dans
l'infini, et bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont
il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous
envoient encore leur rayon spécial.
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu III,
Le Temps Retrouvé,
p. 891 Ed. Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard