"J'ai entendu sortir de la bouche de
Chloé le mot qui allait désormais, en grande partie, me caractériser : le
lambeau. On allait me faire un lambeau » (p.249)
«
Lambeau, subst. masc.
1. Morceau d’étoffe, de
papier, de matière souple, déchiré ou arraché, détaché du tout ou y attenant en
partie.
2. Par analogie : morceau
de chair ou de peau arrachée volontairement ou accidentellement. Lambeau
sanglant ; lambeaux de chair et de sang. Juan, désespéré, le mordit à la joue,
déchira un lambeau de chair qui découvrait sa mâchoire (Borel, Champavert,
1833, p. 55).
3. Chirurgie : segment de
parties molles conservées lors de l’amputation d’un membre pour recouvrir les
parties osseuses et obtenir une cicatrice souple. Il ne restait plus après
l’amputation qu’à rabattre le lambeau de chair sur la plaie, ainsi qu’une
épaulette à plat (Zola, Débâcle, 1892, p. 338). »
(Définition
extraites du Trésor de la Langue Française)
Le
Lambeau, époustouflant, bouleversant, roman de Philippe Lançon transforme les événements
du 7 janvier 2015 en récit
autobiographique, ce hoquet
sanglant de l’histoire et de ma propre vie (p.508), tout en dépassant la circonstance pour atteindre
une valeur universelle.
Le
rôle de la lecture ou mieux de la relecture est au cœur du récit : Proust,
tout particulièrement (la boîte
à gâteaux, cette lampe magique qu’il m’était interdit de frotter ) Kafta, Houellebecq, Genette, Sartre , Thomas Man, Céline …
Lire,
c‘est aussi vivre et faire revivre son histoire, ce qui lui pemet d’écrire : en la
décrivant … j’échappais à ma condition. Il m’avait fallu atterrir en cet endroit,
dans cet état, non seulement pour mettre
à l’épreuve mon métier, mais aussi pour sentir ce que j’avais lu cent fois chez
des auteurs sans toutefois le comprendre : écrire est la meilleure manière de sortir de
soi-même, quand bien même ne parlerait-on de rien d’autre.
La
poésie et la peinture aussi jouent un
rôle majeur : Goya et ses Peintures
noires, les poèmes de Gongora et les bouffons de Velasquez ces
échantillons intenses et marginaux, intenses parce que marginaux de l’humanité, Paul Valéry , Borges, Jules Laforgue, Isidore Ducasse, Fernando Pessoa ...
Philippe Lançon en 2013 © Getty / Bertrand Rindoff
Petroff
On y retrouve l'image du journaliste
Dans le service, tout le monde semblait horrifié. Et j'étais la victime de ce qui horrifiat. Victime, moi? Un journaliste, peut être blessé ou tué en
reportage, mais, victime, il ne peut pas l'être. Un journaliste peut être une
cible. Il n'est pas un sujet. Il n'est pas préservé de l'histoire qu'il couvre,
mais il ne peut devenir le coeur de l'histoire elle-même. C'est une plante qui
pousse dans l'angle mort de l'événement. Cette idée n'était pas un credo;
c'était une sensation. Ce métier, m'avait-on appris, exigeait la discrétion.
Comment être discret quand on est sous le regard de tous sans rien contrôler de ce qu'on vit? (p.164)
que la mort de Tignous éternise
Tignous est mort un stylo à la main comme un habitant de Pompéi saisi par la lave
La cathédrale de papier édifiée par Proust le suit de chambre en chambre
car, outre le bonheur du texte, il y puise de quoi méditer sur le temps,
l’élément qui irrigue tout son récit
Le temps retrouvé de Philippe Lançon Pierre Assouline
Le Lambeau est le récit
de votre vie avant, pendant et surtout après l’attentat contre Charlie Hebdo le
7 janvier 2015, attentat au cours duquel vous avez été grièvement blessé. Vous
écrivez à ce sujet, « tout était à la fois brumeux, précis et détaché ». Ce
livre est-il une façon de dissiper cette brume ?
Il ne dissipe aucune brume.
Il explore cette brume et il le fait avec les moyens du bord : dans mon cas, et
depuis le début, écrire. C’est un acte de construction littéraire, qui
s’accomplit parallèlement à la reconstruction chirurgicale.
Entretien Gallimard
Je suis toujours agacé par les écrivains qui disent écrire chaque phrase
comme si c’était la dernière de leur vie. C’est accorder trop d’importance à
l’œuvre, ou trop peu à la vie. Ce que j’ignorais, c’est que l’attentat allait
me faire vivre chaque minute comme si c’était la dernière ligne : oublier le
moins possible devient essentiel quand on devient brutalement étranger à ce
qu’on a vécu, quand on se sent fuir de partout. J’en suis donc venu à penser à
peu près la même chose que ceux qui m’agaçaient, même si c’est pour des raisons
et dans des circonstances différentes : il faudrait noter les plus petits
détails de ce qu’on vit, la moindre des choses moindres, comme si on allait
mourir dans la minute qui suit ou changer de planète – la suivante n’étant pas
plus hospitalière que celle qu’on a quittée. Ce serait utile pour le voyage, et
comme un souvenir pour les survivants ; plus utile encore pour les revenants,
ceux qui, n’étant pas plus morts que les autres, sont allés suffisamment loin
ailleurs pour n’être plus tout à fait de retour ici, dans le monde où chacun
continue de vaquer à ses occupations comme si la répétition des jours et des
gestes avait un sens linéaire, établi, comme si ce théâtre était une mission.
Les revenants liraient leurs notes, regarderaient vivre les autres,
frotteraient leurs souvenirs et leurs vies. Ils compareraient le tout dans
l’étincelle produite et, en s’y réchauffant, ils se rappelleraient peut-être
qu’un jour ils ont vécu. (p.27)
Le Lambeau est un texte
sur le temps… Le temps est le lieu plein d’un livre qui entreprend son récit,
le « temps suspendu », « ni le passé, ni
le présent, ni le temps retrouvé, ni le temps interrompu », ce temps sans
nom, dans l’expérience pure, absolue et obscure, à la fois chronologique et
circulaire, l’expérience paradoxale de l’absurde et d’une libération.
Qu’est-ce qui permet de
tenir quand on a vu la mort de si près ? Quand on a aperçu la cervelle
s’écouler du crâne d’un collègue et ami ? Quand on est défiguré et perclus de
douleurs ? C’est là que le témoignage de Lançon a valeur universelle : on n’est
plus le même mais on peut reprendre goût à la vie.
La tuerie : le plan court
d’un film de deux minutes. Son prolongement pour Philippe Lançon ? Les longs
plans séquences de ses séjours à l’hôpital. Deux ans pour lui reconstruire le
visage, lui réapprendre à parler et à se nourrir !... Pour supporter son
devenir-monstre avant son retour à l’humain : les lectures et la musique,
Proust, Kafka, Bach … Qui a jusqu’alors échappé aux longs séjours en hôpital
découvrira, notamment dans le récit que fait Lançon de ses longs mois passés
dans l’hôpital des Invalides, un monde en marge de notre monde, un monde secret
de souffrances physiques, de misère morale, dont il n’a pas idée.
C'est un livre d'une
grande beauté esthétique. Très vite, on en vient à la scène fondatrice,
inévitable, de la fusillade. C'est horrible à lire, mais il y a cette Danse de
Matisse qui vient presque à sa rescousse et qui rend les choses lisibles.
Après, quand il est aux Invalides, il y a Degas, Watteau... C'est esthétique
mais ce n'est jamais esthétisant. Il cogne sans arrêt dans un réel absolument
épouvantable.
Patricia Martin franceinter
Le livre de Philippe
Lançon est une offrande, déposée au pied de tous ceux qui ont été touchés par
les attentats et l'indicible violence, par la perte de ces figures qui les ont
accompagnés comme des tontons, des frères, des amis, depuis l'enfance :
l'indémodable bouille et les dessins grinçants de Cabu, les dessins de Wolinski
que l'on regardait en cachette quand on était enfant, les unes de Charb, la
voix de Bernard Maris sur France Inter le vendredi matin... écrit dans une
langue magnifique, tendue comme une peau de percussion au début du livre, puis
se relâchant au fil du récit, à mesure que l'étau se desserre, que se
banalisent les événements, que la vie revient
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