L’histoire qu’on va lire est aussi réelle que vous
pouvez l’être. Elle se passe ici, comme elle aurait pu se dérouler là. Il
serait trop aisé de penser qu’elle a eu lieu ailleurs. Les noms des êtres qui
la peuplent ont peu d’importance. On pourrait les changer. Mettre à leur place
les vôtres. Vous vous ressemblez tant, sortis du même inaltérable moule.
Je suis certain que vous vous poserez tôt ou tard une
question légitime : a-t-il été témoin de ce qu’il nous raconte ? Je vous
réponds : oui, j’en ai été le témoin. Comme vous l’avez été mais vous n’avez
pas voulu voir. Vous ne voulez jamais voir. Je suis celui qui vous rappelle. Je
suis le gêneur. Je suis celui à qui rien n’échappe. Je vois tout. Je sais tout.
Ni homme ni femme. Je suis la voix, simplement. C’est de l’ombre que je vous
dirai l’histoire.
Philippe
Claudel a l’art de manier les mots aussi bien que Garrone sa caméra dans Dogman. Mais, on le sait, l’écrivain est aussi un metteur en scène hors-pair
lorsqu’il s’agit de raconter le malheur comme témoigne son dernier film Une enfance. La comparaison surgit spontanée face à la misère humaine
dont il est question dans ce polar ensorcelant :
« En
cette fin de septembre, le ciel, ni bleu ni gris, mais couvert d’un glacis fuligineux transformait en une masse pâteuse et
irrégulière le soleil, l’étalant comme un beurre rance en troublant ses
contours …Et puis il y avait la puanteur…. Qui n’avait plus rien d’aimable ni
d’incertain : c’était une odeur de charogne qui prenait ses quartiers sur
l’île »,
L’île des monstres ou de la déshumanisation.
Le roman montre une fois de plus le puissant
souffle de Claudel à raconter la
déchéance dans laquelle nous sommes plongés dans ce début du XXIe siècle, comme il avait magistralement révélé dans Les
âmes grises et dans Le
rapport Brodeck
Voilà pourquoi le gris-sombre domine, du reste l’exergue
léopardien l’anticipe « Sois Heureux
s’il t’est permis de respirer après une douleur
et bienheureux si de toute douleur la mort te guérit.
Le roman s’ouvre sur un
événement que Lampedusa et toute la
Sicile connaissent bien : trois cadavres de jeunes africains sont rejetés sur un plage d’un île de L’Archipel du Chien.
Un début à la saveur apocalyptique :
Vous
convoitez l’or et répandez la cendre,
Vous
souillez la beauté, flétrissez l’innocence.
Partout
vous laisser s’écouler de grands torrents de boue. La
haine est votre nourriture, l’indifférence votre boussole…
Vous tournez le dos à vos frères et
vous perdez votre âme
Ce qui résume
parfaitement l’un des thèmes que la narration propose le viol d’une enfant et
laisse s’échapper une question
Comment
les siècles futurs jugeront-ils (notre) temps ?
Tous les personnages sont
présentés seulement à travers leur fonction le Maire, le Docteur,
l’Instituteur, la Vieille (l’Institutrice), le Curé, le Commissaire (le
Policier) ou des surnoms le Spadon, Amérique, sauf la fillette Mila (prénom d’origine slave mais qui est aussi le nom d’une ville algérienne)
aux grands yeux verts , un peu trop grands, un peu trop ouverts, dans un
visage mince et blanc, comme on en trouve dans certains portraits de Lucas
Cranach ;
une invitation à réfléchir sur le mal présent partout et qui
se développe presque sans que l’on puisse
s’en apercevoir
La
plupart des hommes ne soupçonnent pas chez eux la part de sombre que pourtant
tous possèdent
D’autres thématiques, toutes bien actuelles, s’imposent :
la vérité piétinée comme
montre le cynisme du Commissaire
« qui
s’intéresse à la vérité, Monsieur l’instituteur ? Tout le monde s’en fiche
de la vérité !Ce qu’il veulent c’est votre tête…Imaginez leur déception si
on la leur retirait !Vous avez déjà essayé de reprendre un os à un chien
qui est occupé à le ronger avec délice ?
La mafia, la pieuvre, le trafic
humanitaire des migrants et le
volcan Brau…un nom qui sonne barbare, symbole de la destinée implacable.
Un roman de chez nous, à
lire comme une parabole, qui révèle l’avilissement de nos
jours.
L'Archipel
du Chien a le très grand
mérite d'engager une réflexion sur une actualité affichée sur tous les
médias, mais trop souvent occultée à
notre conscience individuelle et collective.
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