L’étranger.
Roman (1942) Première partie I
Aujourd'hui, maman est
morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile :
« Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien
dire. C'était peut-être hier.
L'asile de vieillards est
à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d'Alger. Je prendrai l'autobus à deux
heures et j'arriverai dans l'après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je
rentrerai demain soir. J'ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait
pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n'avait pas l'air content.
Je lui ai même dit : « Ce n'est pas de ma faute. » Il n'a pas répondu. J'ai
pensé alors que je n'aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n'avais pas à
m'excuser. C'était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le
fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c'est
un peu comme si maman n'était pas morte. Après l'enterrement, au contraire, ce
sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.
J'ai pris l'autobus à
deux heures. Il faisait très chaud. J'ai mangé au restaurant, chez Céleste,
comme d'habitude. Ils avaient tous beau-coup de peine pour moi et Céleste m'a
dit : « On n'a qu'une mère. » Quand je suis parti, ils m'ont accompagné à la
porte. J'étais un peu étourdi parce qu'il a fallu que je monte chez Emmanuel
pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y
a quelques mois.
J'ai couru pour ne pas
manquer le départ. Cette hâte, cette course, c'est à cause de tout cela sans
doute, ajouté aux cahots, à l'odeur d'essence, à la réverbération de la route
et du ciel, que je me suis assoupi. J'ai dormi pendant presque tout le trajet.
Et quand je me suis réveillé, j'étais tassé contre un militaire qui m'a souri
et qui m'a demandé si je venais de loin. J'ai dit « oui » pour n'avoir plus à
parler.
L'asile est à deux
kilomètres du village. J'ai fait le chemin à pied. J'ai voulu voir maman tout
de suite. Mais le concierge m'a dit qu'il fallait que je rencontre le
directeur. Comme il était occupé, j'ai attendu un peu. Pendant tout ce temps,
le concierge a parlé et ensuite, j'ai vu le directeur : il m'a reçu dans son
bureau. C'était un petit vieux, avec la Légion d'honneur. Il m'a regardé de ses
yeux clairs. Puis il m'a serré la main qu'il a gardée si longtemps que je ne
savais trop comment la retirer. Il a consulté un dossier et m'a dit : « Mme
Meursault est entrée ici il y a trois ans. Vous étiez son seul soutien. » J'ai
cru qu'il me reprochait quelque chose et j'ai commencé à lui expliquer. Mais il
m'a interrompu : « Vous n'avez pas à vous justifier, mon cher enfant. J'ai lu
le dossier de votre mère. Vous ne pouviez subvenir à ses besoins. Il lui
fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout compte fait, elle était
plus heureuse ici. » J'ai dit : « Oui, monsieur le Directeur. » Il a ajouté : «
Vous savez, elle avait des amis, des
gens de son âge. Elle pouvait partager avec eux des intérêts qui sont d'un
autre temps. Vous êtes jeune et elle devait s'ennuyer avec vous. »
C'était vrai. Quand elle
était à la maison, maman passait son temps à me suivre des yeux en silence.
Dans les premiers jours où elle était à l'asile, elle pleurait souvent. Mais
c'était à cause de l'habitude. Au bout de quelques mois, elle aurait pleuré si
on l'avait retirée de l'asile. Toujours à cause de l'habitude. C'est un peu
pour cela que dans la dernière année je n'y suis presque plus allé. Et aussi
parce que cela me prenait mon dimanche - sans compter l'effort pour aller à
l'autobus, prendre des tickets et faire deux heures de route.
Le directeur m'a encore
parlé. Mais je ne l'écoutais presque plus. Puis il m'a dit : « Je suppose que
vous voulez voir votre mère. » Je me suis levé sans rien dire et il m'a précédé
vers la porte. Dans l'escalier, il m'a expliqué : « Nous l'avons transportée
dans notre petite morgue. Pour ne pas impressionner les autres. Chaque fois
qu'un pensionnaire meurt, les autres sont nerveux pendant deux ou trois jours.
Et ça rend le service difficile. » Nous avons traversé une cour où il y avait
beaucoup de vieillards, bavardant par petits groupes. Ils se taisaient quand
nous passions. Et derrière nous, les conversations reprenaient. On aurait dit
d'un jacassement assourdi de perruches. À la porte d'un petit bâtiment, le
directeur m'a quitté : « Je vous laisse, monsieur Meursault. Je suis à votre
disposition dans mon bureau. En principe, l'enterrement est fixé à dix heures
du matin. Nous avons pensé que vous pourrez ainsi veiller la disparue. Un
dernier mot : votre mère a, paraît-il, exprimé souvent à ses compagnons le
désir d'être enterrée religieusement. J'ai pris sur moi, de faire le
nécessaire. Mais je voulais vous en informer. » Je l'ai remercié. Maman, sans
être athée, n'avait jamais pensé de son vivant à la religion.
Je suis entré. C'était
une salle très claire, blanchie à la chaux et recouverte d'une verrière. Elle
était meublée de chaises et de chevalets en forme de X. Deux d'entre eux, au
centre, supportaient une bière recouverte de son couvercle. On voyait seulement
des vis brillantes, à peine enfoncées, se détacher sur les planches passées au
brou de noix. Près de la bière, il y avait une infirmière arabe en sarrau
blanc, un foulard de couleur vive sur la tête.
À ce moment, le concierge
est entré derrière mon dos. Il avait dû courir. Il a bégayé un peu : « On l'a
couverte, mais je dois dévisser la bière pour que vous puissiez la voir. » Il
s'approchait de la bière quand je l'ai arrêté. Il m'a dit : « Vous ne voulez
pas ? » J'ai répondu : « Non. » Il s'est interrompu et j'étais gêné parce que
je sentais que je n'aurais pas dû dire cela. Au bout d'un moment, il m'a
regardé et il m'a demandé : « Pourquoi ? » mais sans reproche, comme s'il
s'informait. J'ai dit : « Je ne sais pas. » Alors tortillant sa moustache
blanche, il a déclaré sans me regarder : « Je comprends. » Il avait de beaux
yeux, bleu clair, et un teint un peu rouge. Il m'a donné une chaise et lui-même
s'est assis un peu en arrière de moi. La garde s'est levée et s'est dirigée
vers la sortie. À ce moment, le concierge m'a dit : « C'est un chancre qu'elle
a. » Comme je ne comprenais pas, j'ai regardé l'infirmière et j'ai vu qu'elle
portait sous les yeux un bandeau qui faisait le tour de la tête. À la hauteur
du nez, le bandeau était plat. On ne voyait que la blancheur du bandeau dans
son visage.
Quand elle est partie, le
concierge a parlé : « Je vais vous laisser seul. » Je ne sais pas quel geste
j'ai fait, mais il est resté, debout derrière moi. Cette présence dans mon dos
me gênait. La pièce était pleine d'une belle lumière de fin d'après-midi. Deux
frelons bourdonnaient contre la verrière. Et je sentais le sommeil me gagner.
J'ai dit au concierge, sans me retourner vers lui : « Il y a longtemps que vous
êtes là ? » Immédiatement il a répondu : « Cinq ans » - comme s'il avait
attendu depuis toujours ma demande.
Ensuite, il a beaucoup
bavardé. On l'aurait bien étonné en lui disant qu'il finirait concierge à
l'asile de Marengo. Il avait soixante-quatre ans et il était Parisien. À ce
moment je l'ai interrompu : « Ah, vous n'êtes pas d'ici ? » Puis je me suis
souvenu qu'avant de me conduire chez le directeur, il m'avait parlé de maman.
Il m'avait dit qu'il fallait l'enterrer très vite, parce que dans la plaine il
faisait chaud, surtout dans ce pays. C'est alors qu'il m'avait appris qu'il
avait vécu à Paris et qu'il avait du mal à l'oublier. À Paris, on reste avec le
mort trois, quatre jours quelquefois. Ici on n'a pas le temps, on ne s'est pas
fait à l'idée que déjà il faut courir derrière le corbillard. Sa femme lui
avait dit alors : « Tais-toi, ce ne sont pas des choses à raconter à Monsieur.
»Le vieux avait rougi et s'était excusé. J'étais intervenu pour dire : « Mais
non. Mais non. » Je trouvais ce qu'il racontait juste et intéressant.
Dans la petite morgue, il
m'a appris qu'il était entré à l'asile comme indigent. Comme il se sentait
valide, il s'était proposé pour cette place de concierge. Je lui ai fait
remarquer qu'en somme il était un pensionnaire. Il m'a dit que non. J'avais
déjà été frappé par la façon qu'il avait de dire : « ils », « les autres », et
plus rarement « les vieux », en parlant des pensionnaires dont certains
n'étaient pas plus âgés que lui. Mais naturellement, ce n'était pas la même
chose. Lui était concierge, et, dans une certaine mesure, il avait des droits
sur eux.
La garde est entrée à ce
moment. Le soir était tombé brusquement. Très vite, la nuit s'était épaissie
au-dessus de la verrière. Le concierge a tourné le commutateur et j'ai été
aveuglé par l'éclaboussement soudain de la lumière. Il m'a invité à me rendre
au réfectoire pour dîner. Mais je n'avais pas faim. Il m'a offert alors
d'apporter une tasse de café au lait.
Comme j'aime beaucoup le café au lait, j'ai accepté et il est revenu un moment
après avec un plateau. J'ai bu. J'ai eu alors envie de fumer. Mais j'ai hésité
parce que je ne savais pas si je pouvais le faire devant maman. J'ai réfléchi,
cela n'avait aucune importance. J'ai offert une cigarette au concierge et nous
avons fumé.
À un moment, il m'a dit :
« Vous savez, les amis de Madame votre mère vont venir la veiller aussi. C'est
la coutume. Il faut que j'aille chercher des chaises et du café noir. » Je lui
ai demandé si on pouvait éteindre une des lampes. L'éclat de la lumière sur les
murs blancs me fatiguait. Il m'a dit que ce n'était pas possible.
L'installation était ainsi faite : c'était tout ou rien. Je n'ai plus beaucoup
fait attention à lui. Il est sorti, est revenu, a disposé des chaises. Sur
l'une d'elles, il a empilé des tasses autour d'une cafetière. Puis il s'est
assis en face de moi, de l'autre côté de maman. La garde était aussi au fond,
le dos tourné. Je ne voyais pas ce qu'elle faisait. Mais au mouvement de ses
bras, je pouvais croire qu'elle tricotait. Il faisait doux, le café m'avait
réchauffé et par la porte ouverte entrait une odeur de nuit et de fleurs. Je
crois que j'ai somnolé un peu.
C'est un frôlement qui
m'a réveillé. D'avoir fermé les yeux, la pièce m'a paru encore plus éclatante
de blancheur. Devant moi, il n'y avait pas une ombre et chaque objet, chaque
angle, toutes les courbes se dessinaient avec une pureté blessante pour les
yeux. C'est à ce moment que les amis de maman sont entrés. Ils étaient en tout
une dizaine, et ils glissaient en silence dans cette lumière aveuglante. Ils se
sont assis sans qu'aucune chaise grinçât. Je les voyais comme je n'ai jamais vu
personne et pas un détail de leurs visages ou de leurs habits ne m'échappait.
Pourtant je ne les entendais pas et j'avais peine à croire à leur réalité.
Presque toutes les femmes portaient un tablier et le cordon qui les serrait à
la taille faisait encore ressortir leur ventre bombé. Je n'avais encore jamais
remarqué à quel point les vieilles femmes pouvaient avoir du ventre. Les hommes
étaient presque tous très maigres et tenaient des cannes. Ce qui me frappait
dans leurs visages, c'est que je ne voyais pas leurs yeux, mais seulement une
lueur sans éclat au milieu d'un nid de rides. Lorsqu'ils se sont assis, la plupart
m'ont regardé et ont hoché la tête avec
gêne, les lèvres toutes mangées par leur bouche sans dents, sans que je puisse
savoir s'ils me saluaient ou s'il s'agissait d'un tic. Je crois plutôt qu'ils
me saluaient. C'est à ce moment que je me suis aperçu qu'ils étaient tous assis
en face de moi à dodeliner de la tête, autour du concierge. J'ai eu un moment
l'impression ridicule qu'ils étaient là pour me juger.
Peu après, une des femmes
s'est mise à pleurer. Elle était au se-cond rang, cachée par une de ses
compagnes, et je la voyais mal. Elle pleurait à petits cris, régulièrement : il
me semblait qu'elle ne s'arrêterait jamais. Les autres avaient l'air de ne pas
l'entendre. Ils étaient affaissés, mornes et silencieux. Ils regardaient la
bière ou leur canne, ou n'importe quoi, mais ils ne regardaient que cela. La
femme pleurait toujours. J'étais très étonné parce que je ne la connaissais
pas. J'aurais voulu ne plus l'entendre. Pourtant je n'osais pas le lui dire. Le
concierge s'est penché vers elle, lui a parlé, mais elle a secoué la tête, a
bredouillé quelque chose, et a continué de pleurer avec la même régularité. Le
concierge est venu alors de mon côté. Il s'est assis près de moi. Après un assez long moment, il m'a renseigné
sans me regarder : « Elle était très liée avec Madame votre mère. Elle dit que
c'était sa seule amie ici et que maintenant elle n'a plus personne. »
Nous sommes restés un
long moment ainsi. Les soupirs et les san-glots de la femme se faisaient plus
rares. Elle reniflait beaucoup. Elle s'est tue enfin. Je n'avais plus sommeil,
mais j'étais fatigué et les reins me faisaient mal. À présent c'était le
silence de tous ces gens qui m'était pénible. De temps en temps seulement,
j'entendais un bruit singulier et je ne pouvais comprendre ce qu'il était. À la
longue, j'ai fini par deviner que quelques-uns d'entre les vieillards suçaient
l'intérieur de leurs joues et laissaient échapper ces clappements bizarres. Ils
ne s'en apercevaient pas tant ils étaient absorbés dans leurs pensées. J'avais
même l'impression que cette morte, couchée au milieu d'eux, ne signifiait rien
à leurs yeux. Mais je crois maintenant que c'était une impression fausse.
Nous avons tous pris du
café, servi par le concierge. Ensuite, je ne sais plus. La nuit a passé. Je me
souviens qu'à un moment j'ai ouvert les yeux et j'ai vu que les vieillards dormaient tassés sur eux-mêmes, à
l'exception d'un seul qui, le menton sur le dos de ses mains agrippées à la
canne, me regardait fixement comme s'il n'attendait que mon réveil. Puis j'ai
encore dormi. Je me suis réveillé parce que j'avais de plus en plus mal aux
reins. Le jour glissait sur la verrière. Peu après, l'un des vieillards s'est
réveillé et il a beaucoup toussé. Il crachait dans un grand mouchoir à carreaux
et chacun de ses crachats était comme un arrachement. Il a réveillé les autres
et le concierge a dit qu'ils devraient partir. Ils se sont levés. Cette veille
incommode leur avait fait des visages de cendre. En sortant, et à mon grand
étonnement, ils m'ont tous serré la main - comme si cette nuit où nous n'avions
pas échangé un mot avait accru notre intimité.
J'étais fatigué. Le
concierge m'a conduit chez lui et j'ai pu faire un peu de toilette. J'ai encore
pris du café au lait qui était très bon. Quand je suis sorti, le jour était
complètement levé. Au-dessus des collines qui séparent Marengo de la mer, le
ciel était plein de rougeurs. Et le vent qui passait au-dessus d'elles
apportait ici une odeur de sel. C'était une belle journée qui se
préparait. Il y avait longtemps que
j'étais allé à la campagne et je sentais quel plaisir j'aurais pris à me
promener s'il n'y avait pas eu maman.
Mais j'ai attendu dans la
cour, sous un platane. Je respirais l'odeur de la terre fraîche et je n'avais
plus sommeil. J'ai pensé aux collègues du bureau. À cette heure, ils se
levaient pour aller au travail : pour moi c'était toujours l'heure la plus
difficile. J'ai encore réfléchi un peu à ces choses, mais j'ai été distrait par
une cloche qui sonnait à l'intérieur, des bâtiments. Il y a eu du remue-ménage
derrière les fenêtres, puis tout s'est calmé. Le soleil était monté un peu plus
dans le ciel : il commençait à chauffer mes pieds. Le concierge a traversé la
cour et m'a dit que le directeur me demandait. Je suis allé dans son bureau. Il
m'a fait signer un certain nombre de pièces. J'ai vu qu'il était habillé de
noir avec un pantalon rayé. Il a pris le téléphone en main et il m'a interpellé
: « Les employés des pompes funèbres sont là depuis un moment. Je vais leur
demander de venir fermer la bière. Voulez-vous auparavant voir votre mère une
dernière fois ? » J'ai dit non. Il a ordonné dans le téléphone en baissant la
[23] voix : « Figeac, dites aux hommes qu'ils peuvent aller. »
Ensuite il m'a dit qu'il
assisterait à l'enterrement et je l'ai remercié. Il s'est assis derrière son
bureau, il a croisé ses petites jambes. Il m'a averti que moi et lui serions
seuls, avec l'infirmière de service. En principe, les pensionnaires ne devaient
pas assister aux enterrements. Il les laissait seulement veiller : « C'est une
question d'humanité », a-t-il remarqué. Mais en l'espèce, il avait accordé
l'autorisation de suivre le convoi à un vieil ami de maman : « Thomas Pérez. »
Ici, le directeur a souri. Il m'a dit : « Vous comprenez, c'est un sentiment un
peu puéril. Mais lui et votre mère ne se quittaient guère. À l'asile, on les
plaisantait, on disait à Pérez : « C'est votre fiancée. » Lui riait. Ça leur
faisait plaisir. Et le fait est que la mort de Mme Meursault l'a beaucoup
affecté. Je n'ai pas cru devoir lui refuser l'autorisation. Mais sur le conseil
du médecin visiteur, je lui ai interdit la veillée d'hier. »
Nous sommes restés
silencieux assez longtemps. Le directeur s'est levé et a regardé par la fenêtre
de son bureau. À un moment, il a observé : « Voilà déjà le curé [24] de Marengo.
Il est en avance. » Il m'a prévenu qu'il faudrait au moins trois quarts d'heure
de marche pour aller à l'église qui est au village même. Nous sommes descendus.
Devant le bâtiment, il y avait le curé et deux enfants de choeur. L'un de
ceux-ci tenait un encensoir et le prêtre se baissait vers lui pour régler la
longueur de la chaîne d'argent. Quand nous sommes arrivés, le prêtre s'est
relevé. Il m'a appelé « mon fils » et m'a dit quelques mots. Il est entré ; je
l'ai suivi.
J'ai vu d'un coup que les
vis de la bière étaient enfoncées et qu'il y avait quatre hommes noirs dans la
pièce. J'ai entendu en même temps le directeur me dire que la voiture attendait
sur la route et le prêtre commencer ses prières. À partir de ce moment, tout
est allé très vite. Les hommes se sont avancés vers la bière avec un drap. Le
prêtre, ses suivants, le directeur et moi-même sommes sortis. Devant la porte,
il y avait une dame que je ne connaissais pas : « M. Meursault », a dit le
directeur. Je n'ai pas entendu le nom de cette dame et j'ai compris seulement
qu'elle était infirmière déléguée. Elle a incliné sans un sourire son visage
osseux et long. Puis nous nous sommes rangés pour laisser passer le corps. Nous
avons suivi les porteurs et nous sommes sortis de l'asile. Devant la porte, il
y avait la voiture. Vernie, oblongue et brillante, elle faisait penser à un
plumier. À côté d'elle, il y avait l'ordonnateur, petit homme aux habits
ridicules, et un vieillard à l'allure empruntée. J'ai compris que c'était M.
Pérez. Il avait un feutre mou à la calotte ronde et aux ailes larges (il l'a
ôté quand la bière a passé la porte), un costume dont le pantalon
tirebouchonnait sur les souliers et un noeud d'étoffe noire trop petit pour sa
chemise à grand col blanc. Ses lèvres tremblaient au-dessous d'un nez truffé de
points noirs. Ses cheveux blancs assez fins laissaient passer de curieuses
oreilles ballantes et mal ourlées dont la couleur rouge sang dans ce visage
blafard me frappa. L'ordonnateur nous donna nos places. Le curé marchait en avant,
puis la voiture. Autour d'elle, les quatre hommes. Derrière, le directeur,
moi-même et, fermant la marche, l'infirmière déléguée et M. Pérez.
Le ciel était déjà plein
de soleil. Il commençait à peser sur la terre et la chaleur augmentait
rapidement. Je ne sais pas [26] pourquoi nous avons attendu assez longtemps
avant de nous mettre en marche. J'avais chaud sous mes vêtements sombres. Le
petit vieux, qui s'était recouvert, a de nouveau ôté son chapeau. Je m'étais un
peu tourné de son côté, et je le regardais lorsque le directeur m'a parlé de
lui. Il m'a dit que souvent ma mère et M. Pérez allaient se promener le soir
jusqu'au village, accompagnés d'une infirmière. Je regardais la campagne autour
de moi. À travers les lignes de cyprès qui menaient aux collines près du ciel,
cette terre rousse et verte, ces maisons rares et bien dessinées, je comprenais
maman. Le soir, dans ce pays, devait être comme une trêve mélancolique.
Aujourd'hui, le soleil débordant qui faisait tressaillir le paysage le rendait
inhumain et déprimant.
Nous nous sommes mis en
marche. C'est à ce moment que je me suis aperçu que Pérez claudiquait
légèrement. La voiture, peu à peu, prenait de la vitesse et le vieillard
perdait du terrain. L'un des hommes qui entouraient la voiture s'était laissé
dépasser aussi et marchait maintenant à mon niveau. J'étais surpris de la
rapidité avec laquelle le soleil montait dans le ciel. Je me suis aperçu qu'il y avait déjà
longtemps que la campagne bourdonnait du chant des insectes et de crépitements
d'herbe. La sueur coulait sur mes joues. Comme je n'avais pas de chapeau, je
m'éventais avec mon mouchoir. L'employé des pompes funèbres m'a dit alors
quelque chose que je n'ai pas entendu. En même temps, il s'essuyait le crâne
avec un mouchoir qu'il tenait dans sa main gauche, la main droite soulevant le
bord de sa casquette. Je lui ai dit : « Comment ? »Il a répété en montrant le
ciel : « Ça tape. » J'ai dit : « Oui. »Un peu après, il m'a demandée : « C'est
votre mère qui est là ? » J'ai encore dit : « Oui. » « Elle était vieille ? »
J'ai répondu : « Comme ça », parce que je ne savais pas le chiffre exact.
Ensuite, il s'est tu. Je me suis retourné et j'ai vu le vieux Pérez à une
cinquantaine de mètres derrière nous. Il se hâtait en balançant son feutre à
bout de bras. J'ai regardé aussi le directeur. Il marchait avec beaucoup de
dignité, sans un geste inutile. Quelques gouttes de sueur perlaient sur son
front, mais il ne les essuyait pas.
Il me semblait que le
convoi marchait un peu plus vite. Autour de moi, c'était toujours la même
campagne lumineuse gorgée de soleil. L'éclat du ciel était insoutenable. À un
moment donné, nous sommes passés sur une partie de la route qui avait été
récemment refaite. Le soleil avait fait éclater le goudron. Les pieds y enfonçaient
et laissaient ouverte sa pulpe brillante. Au-dessus de la voiture, le chapeau
du cocher, en cuir bouilli, semblait avoir été pétri dans cette boue noire.
J'étais un peu perdu entre le ciel bleu et blanc et la monotonie de ces
couleurs, noir gluant du goudron ouvert, noir terne des habits, noir laque de
la voiture. Tout cela, le soleil, l'odeur de cuir et de crottin de la voiture,
celle du vernis et celle de l'encens, la fatigue d'une nuit d'insomnie, me
troublait le regard et les idées. Je me suis retourné une fois de plus : Pérez
m'a paru très loin, perdu dans une nuée de chaleur, puis je ne l'ai plus
aperçu. Je l'ai cherché du regard et j'ai vu qu'il avait quitté la route et
pris à travers champs. J'ai constaté aussi que devant moi la route tournait.
J'ai compris que Pérez qui connaissait le pays coupait au plus court pour nous
rattraper. Au tournant il nous avait rejoints. Puis nous l'avons perdu. Il a
repris encore à travers champs et comme cela plusieurs fois. Moi, je sentais le
sang qui me battait aux tempes.
Tout s'est passé ensuite
avec tant de précipitation, de certitude et de naturel, que je ne me souviens
plus de rien. Une chose seulement : à l'entrée du village, l'infirmière
déléguée m'a parlé. Elle avait une voix singulière qui n'allait pas avec son
visage, une voix mélodieuse et tremblante. Elle m'a dit : « Si on va doucement,
on risque une insolation. Mais si on va trop vite, on est en transpiration et
dans l'église on attrape un chaud et froid. » Elle avait raison. Il n'y avait pas
d'issue. J'ai encore gardé quelques images de cette journée : par exemple, le
visage de Pérez quand, pour la dernière fois, il nous a rejoints près du
village. De grosses larmes d'énervement et de peine ruisselaient sur ses joues.
Mais, à cause des rides, elles ne s'écoulaient pas. Elles s'étalaient, se
rejoignaient et formaient un vernis d'eau sur ce visage détruit. Il y a eu
encore l'église et les villageois sur les trottoirs, les géraniums rouges sur
les tombes du cimetière, l'évanouissement de Pérez (on eût dit un pantin
disloqué), la terre couleur de sang qui roulait sur la bière de maman, la chair
blanche des racines qui s'y mêlaient, encore du monde, des voix, le village, l'attente devant
un café, l'incessant ronflement du moteur, et ma joie quand l'autobus est entré
dans le nid de lumières d'Alger et que j'ai pensé que j'allais me coucher et
dormir pendant douze heures.
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