Arrivé à Nancy, je prends un appartement au numéro 27 de la Grande Rue, dans le plus vieux quartier de la ville. J’ai 19 ans. C’est au mois de septembre 1981. Tout y est encore sale, noir, habité par des familles pauvres, nombreuses, souvent portugaises. Les chats pratiquent l’amour libre et se reproduisent sans vergogne à l’ombre de l’église Saint-Epvre. Les prostituées s’adossent à la place Malval pour les plus jeunes, ou reçoivent en chambre pour leurs aînées, Madame Aïda notamment, avec laquelle je fais la causette rien de plus. J’ai quitté la maison parentale et l’internat de Lunéville, bac en poche. Je me suis inscrit à l’Université où je vais peu. Je fréquente les bars, les bistrots, les cafés, les brasseries. Ma journée commence tôt, à l’Excelsior, et se termine très tard, au même Excelsior. Mais entre temps, j’ai consommé aux Deux Hémisphères, au Bar du Lycée, à l’Institut, au Ch’timi, à l’Aca, au Carnot, au Foy, au Commerce, aux Ducs, au Bar du Marché, au Grand Sérieux, Chez Josy, au café de la Pépinière, à l’Ecluse, et ‘en oublie beaucoup. Je bois. Je rêve. Des cafés noirs, des bières brunes, des verres de vin rouge, des grogs, des Picon, du thé, des sirops d’orgeat, des gin-secs. Mon salaire y passe. Je me crois poète et j’écris de mauvais vers sur des carnets à spirale. Je lis durant des jours, dans la très belle salle boisée de la Bibliothèque municipale, Histoire de ma vie de Giaomo Casanova. Les volumes de l’édition de la Pléiade sont d’un bleu adouci. Je regarde face à moi le visage des jeunes filles studieuses, et dans la rue le corps des femmes. Parfois, j’en suis une pendant des heures, et je tente d’imaginer sa vie. Il arrive que je finisse par coucher avec elle, mais là n’est pas le but principal. Je mène cette existence de bois flotté pendant deux années. Mon travail de surveillant dans un lycée me donne un peu d’argent et beaucoup de temps. Je suis malheureux, je ne le sais pas. J’aspire à une vie de rastaquouère mais j’ai mes lâchetés. Je voudrais des revolvers dans chacune de mes poches, alors que je ne sais pas tirer. On peut avoir l’âme d’un bandit mais pas les tripes. Je suis un artiste sans art. Je pourrai finir ivrogne, ou voleur, ou souteneur, ou fainéant professionnel. Je tente même de vendre des parfums contrefaits en répondant à une annonce. Le rendez-vous est fixé dans la rue où j’habite, mais à sa fin, dans sa partie plus fréquentable, près de la porte de la Craffe. Je monte l’escalier d’un immeuble bancal. Au troisième, on m’ouvre. J me trouve face à un autre moi-même, vingt ans plus tard : un homme maigrichon au regard fuyant, mal à l’aise dans son costume de viscose taché au revers droit. L’escroc pathétique m’explique en torturant sa cravate et en fuyant mes yeux que ma future activité n’a rien d’illégal, tout en n’étant pas non plus tout à fait autorisée. Il me remet un coffret renfermant quarante échantillons censés imiter les eaux de toilette les plus connues du moment. Je ne dois jamais citer les modèles ni les marques contrefaits. Il me faut les faire deviner aux clientes, ne pas les nommer car c’est à partir de là que mon activité devient condamnable. Il me souhaite bonne chance et fait disparaître dans sa poche de pantalon les 100 francs de caution qu’il m’a réclamés. Je me retrouve dehors, allégé d’un Corneille, avec sous le bras la boîte aux senteurs. Je me sens soudain très con. C’est un matin de printemps. La balayeuse vient d’arroser le trottoir et de nettoyer le caniveau. L’air est encore frais. Le ciel bleu fait des découpages sur les toits gris d’ardoise. Par la porte ouverte d’une boutique toute proche sort une fumée de grains de café que l’on torréfie. Chaude, sensuelle, violemment présente. Je ne parviens pas à partir. Je suis tout à la fois envoûté par le parfum de ces grains de café, roulant dans le chaudron brûlant, et pétrifié par la scène qui s’est jouée un peu plus haut dans le bureau lépreux. Je ne regrette pas mes 100 francs, bien au contraire. Certain allongent, en même temps que leur corps sur un divan, la même somme chaque semaine et cela pendant des années pour se connaître un peu mieux. J’ai fait simplement une cure analytique accélérée. La vérité m’apparaît nue et blême. L’escroc ‘a pigeonné mais, à son insu, il m’a aussi ouvert les yeux : je ne suis qu’un idiot qui fonce droit dans le mur. Je gaspille le temps comme une petite monnaie sans valeur. Je suis peu de chose et je m’apprête bien vite à n’être plus rien du tout. Dans la lumière de ce beau matin ancien, lavé de soleil, je reste longuement sur le trottoir, dans l’odeur du café torréfié qui se mêle à l’air frais, ma boîte à faux parfums sous le bras, orphelin de grandes espérances mais riche à nouveau d’une lucidité féconde, douché, chassé, que je viens d’être, à coups de pieds au cul immatériels, d’une vie qui ne peut être la mienne »
mercredi 27 août 2014
Claudel Philippe "Torréfaction" - Parfums
Arrivé à Nancy, je prends un appartement au numéro 27 de la Grande Rue, dans le plus vieux quartier de la ville. J’ai 19 ans. C’est au mois de septembre 1981. Tout y est encore sale, noir, habité par des familles pauvres, nombreuses, souvent portugaises. Les chats pratiquent l’amour libre et se reproduisent sans vergogne à l’ombre de l’église Saint-Epvre. Les prostituées s’adossent à la place Malval pour les plus jeunes, ou reçoivent en chambre pour leurs aînées, Madame Aïda notamment, avec laquelle je fais la causette rien de plus. J’ai quitté la maison parentale et l’internat de Lunéville, bac en poche. Je me suis inscrit à l’Université où je vais peu. Je fréquente les bars, les bistrots, les cafés, les brasseries. Ma journée commence tôt, à l’Excelsior, et se termine très tard, au même Excelsior. Mais entre temps, j’ai consommé aux Deux Hémisphères, au Bar du Lycée, à l’Institut, au Ch’timi, à l’Aca, au Carnot, au Foy, au Commerce, aux Ducs, au Bar du Marché, au Grand Sérieux, Chez Josy, au café de la Pépinière, à l’Ecluse, et ‘en oublie beaucoup. Je bois. Je rêve. Des cafés noirs, des bières brunes, des verres de vin rouge, des grogs, des Picon, du thé, des sirops d’orgeat, des gin-secs. Mon salaire y passe. Je me crois poète et j’écris de mauvais vers sur des carnets à spirale. Je lis durant des jours, dans la très belle salle boisée de la Bibliothèque municipale, Histoire de ma vie de Giaomo Casanova. Les volumes de l’édition de la Pléiade sont d’un bleu adouci. Je regarde face à moi le visage des jeunes filles studieuses, et dans la rue le corps des femmes. Parfois, j’en suis une pendant des heures, et je tente d’imaginer sa vie. Il arrive que je finisse par coucher avec elle, mais là n’est pas le but principal. Je mène cette existence de bois flotté pendant deux années. Mon travail de surveillant dans un lycée me donne un peu d’argent et beaucoup de temps. Je suis malheureux, je ne le sais pas. J’aspire à une vie de rastaquouère mais j’ai mes lâchetés. Je voudrais des revolvers dans chacune de mes poches, alors que je ne sais pas tirer. On peut avoir l’âme d’un bandit mais pas les tripes. Je suis un artiste sans art. Je pourrai finir ivrogne, ou voleur, ou souteneur, ou fainéant professionnel. Je tente même de vendre des parfums contrefaits en répondant à une annonce. Le rendez-vous est fixé dans la rue où j’habite, mais à sa fin, dans sa partie plus fréquentable, près de la porte de la Craffe. Je monte l’escalier d’un immeuble bancal. Au troisième, on m’ouvre. J me trouve face à un autre moi-même, vingt ans plus tard : un homme maigrichon au regard fuyant, mal à l’aise dans son costume de viscose taché au revers droit. L’escroc pathétique m’explique en torturant sa cravate et en fuyant mes yeux que ma future activité n’a rien d’illégal, tout en n’étant pas non plus tout à fait autorisée. Il me remet un coffret renfermant quarante échantillons censés imiter les eaux de toilette les plus connues du moment. Je ne dois jamais citer les modèles ni les marques contrefaits. Il me faut les faire deviner aux clientes, ne pas les nommer car c’est à partir de là que mon activité devient condamnable. Il me souhaite bonne chance et fait disparaître dans sa poche de pantalon les 100 francs de caution qu’il m’a réclamés. Je me retrouve dehors, allégé d’un Corneille, avec sous le bras la boîte aux senteurs. Je me sens soudain très con. C’est un matin de printemps. La balayeuse vient d’arroser le trottoir et de nettoyer le caniveau. L’air est encore frais. Le ciel bleu fait des découpages sur les toits gris d’ardoise. Par la porte ouverte d’une boutique toute proche sort une fumée de grains de café que l’on torréfie. Chaude, sensuelle, violemment présente. Je ne parviens pas à partir. Je suis tout à la fois envoûté par le parfum de ces grains de café, roulant dans le chaudron brûlant, et pétrifié par la scène qui s’est jouée un peu plus haut dans le bureau lépreux. Je ne regrette pas mes 100 francs, bien au contraire. Certain allongent, en même temps que leur corps sur un divan, la même somme chaque semaine et cela pendant des années pour se connaître un peu mieux. J’ai fait simplement une cure analytique accélérée. La vérité m’apparaît nue et blême. L’escroc ‘a pigeonné mais, à son insu, il m’a aussi ouvert les yeux : je ne suis qu’un idiot qui fonce droit dans le mur. Je gaspille le temps comme une petite monnaie sans valeur. Je suis peu de chose et je m’apprête bien vite à n’être plus rien du tout. Dans la lumière de ce beau matin ancien, lavé de soleil, je reste longuement sur le trottoir, dans l’odeur du café torréfié qui se mêle à l’air frais, ma boîte à faux parfums sous le bras, orphelin de grandes espérances mais riche à nouveau d’une lucidité féconde, douché, chassé, que je viens d’être, à coups de pieds au cul immatériels, d’une vie qui ne peut être la mienne »
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