jeudi 28 août 2014

Antoine de Saint-Éxupéry "Vol de nuit" (1931) ... Dans un Sahara d'Étoiles










 "Trop beau ", pensait Fabien




  XVI


"Il monta, en corrigeant mieux les remous, grâce aux repères
qu'offraient  les étoiles. Leur aimant pâle l'attirait. Il avait peiné
 si longtemps, à la poursuite d'une lumière, qu'il n'aurait plus lâché
la plus confuse. Riche d'une lueur d'auberge, il aurait tourné jusqu'à
la mort, autour de ce signe dont il avait faim. Et voici qu'il montait
vers des champs de lumière.
Il s'élevait peu à peu, en spirale, dans le puits qui s'était ouvert, et
 se refermait au-dessous de lui. Et les nuages perdaient, à mesure
qu'il montait, leur boue d'ombre, ils passaient contre lui, comme
des vagues de plus en plus pures et blanches. Fabien émergea.
Sa surprise fut extrême: la clarté était telle qu'elle l'éblouissait.
Il dut, quelques secondes, fermer les yeux. Il n'aurait jamais cru
que les nuages, la nuit, pussent éblouir. Mais la pleine lune et
toutes les constellations les changeaient en vagues rayonnantes.
L'avion avait gagné d'un seul coup, à la seconde même où
il émergeait, un calme qui semblait extraordinaire. Pas une houle
ne l'inclinait. Comme une barque qui passe la digue, il entrait dans
 les eaux réservées. Il était pris dans une part de ciel inconnue et 
cachée comme la baie des îles bienheureuses. La tempête,
au-dessous de lui, formait un autre monde de trois mille mètres 
d'épaisseur, parcouru de rafales, de trombes d'eau, d'éclairs,
mais elle tournait vers les astres une face de cristal et de neige.
Fabien pensait avoir gagné des limbes étranges, car tout devenait
lumineux, ses mains, ses vêtements, ses ailes. Car la lumière ne
descendait pas des astres, mais elle se dégageait, au-dessous
 de lui, autour de lui, de ces provisions blanches.
Ces nuages, au-dessous de lui, renvoyaient toute la neige qu'ils
recevaient de la lune. Ceux de droite et de gauche aussi, hauts
comme des tours. Il circulait un lait de lumière, dans lequel
baignait l'équipage. Fabien, se retournant, vit que le radio souriait.
– Ça va mieux! criait-il.
Mais la voix se perdait dans le bruit du vol, seuls communiquaient
 les sourires. «Je suis tout à fait fou, pensait Fabien, de sourire:
 nous sommes perdus.»
Pourtant, mille bras obscurs l'avaient lâché. On avait dénoué ses
liens, comme ceux d'un prisonnier qu'on laisse marcher seul,
un temps, parmi les fleurs.
«Trop beau», pensait Fabien. Il errait parmi des étoiles
 accumulées avec la densité d'un trésor, dans un monde où
rien d'autre,  absolument rien d'autre que lui, Fabien, et son
camarade, n'était vivant. Pareils à ces voleurs des villes
fabuleuses, murés dans la chambre aux trésors dont ils ne
sauront plus sortir. Parmi des pierreries glacées, ils errent,
infiniment riches, mais condamnés."




Antoine de Saint-Exupéry Vol de nuit (1931)

 Ed folioplus  classiques p.71-72


  
Vol de nuit” (1931) : Rivière, qui dirige une équipe de l'Aéropostale en Amérique du Sud, cherche à démontrer que le courrier est acheminé plus rapidement par avion que par chemin de fer : «C’est pour nous une question de vie ou de mort, puisque nous perdons, chaque nuit, l’avance gagnée, pendant le jour, sur les chemins de fer et les navires.» Fabien, l'un des hommes de l'équipe, est porté disparu à la suite d'un vol périlleux. Face à l'épouse de celui-ci, Rivière comprend que l'amour et le sens du devoir sont deux idéaux incompatibles. À la fin du roman, il reste décidé à continuer les vols de nuit : «La défaite qu'a subie Rivière est peut-être un engagement qui rapproche de la vraie victoire. L'événement compte seul.» (chap. XXIII).





alalettre.com













Aéroport
Du bout du monde.
Fin de tournée.
Avion retard.
Long, ce départ.
J'suis excédée.
Dans salle d'attente,
Mal sur sa chaise,
Drôle de p'tite fille,
Très sautillante, très énervée.
Drôle de pilote
Et drôle de tête.
On va tomber.
Drôle d'ambiance,
Drôle de jeune homme,
Drôle de chapeau,
Drôle de lunettes,
Drôle d'humeur,
Drôle d'avion,
Envol.

Vol de nuit via-Paris,
Envol.
Vol de nuit, sur ciel gris,
Je vole.
Vol de nuit
Du bout du monde
Au monde.
Tu vois, je pense à toi.
Drôle de voix,
Drôle de présence
A mes côtés,
Drôle de regard,
Drôle de charme,
Drôle de sourire
A demi,
Drôle d'émoi,
Drôle de mouvance,
Vertige.

Vol de nuit, vol d'Amour.
En vol,
Plaisir fou
De passion.
On vole, sur vol de nuit.

Voler la vie.
Plonger.
Avion géant
Sur l'océan.
Beauté.
Voleurs de vie,
Voleurs de nous.
Sur les nuages,
Voleurs d'images
Voleurs de tout.
Voler le ciel
Et d'étoiles, voler.
Voler la nuit
Et l'aube pâle.
On voulait tout.
On a tout pris,
Tout partagé,
Soleils de pluies
Sur les montagnes
Enneigées.
On voulait tout.
On a tout pris,
Toute une vie
En une nuit
Sur vol de nuit.

Beau, beau,
Tout cet Amour, tout cet Amour,
Tout cet Amour là.
Beau
A vivre,
Vivre.
Tout, tout,
On s'est tout donné,
Donné tout.
On a vécu
Toute une vie, toute une vie
En une nuit,
Sur vol de nuit,
Vol de nuit, vol de nuit,
Vol de nuit...



Raymond Queneau "Un conte à votre façon" (1967)








... C'est la seule photo que j'ai trouvée pour exprimer la joie de certains 
de mes élèves de  Ve D face aux devoirs de verbes ...

Voilà pourquoi je crois bien leur proposer ...

Un conte à Leur façon

C'est parti...J'attends les premières copies


Queneau, Raymond [1967] Un conte à votre façon, in Oulipo. La littérature potentielle (Créations Re-créations Récréations). Paris: Gallimard, coll. «Folio|Essais», 1973, pp.273-276.

Un conte à votre façon (1967)  de Raymond Queneau est un texte bref et comique : les personnages sont trois petits pois qui se réveillent après un cauchemar, se disputent, font un tour, prennent peur et retournent se coucher. A travers l’utilisation des cases contenant une partie du récit et une question pour procéder à la lecture individuelle, on arrive à de multiples possibilités de lectures. Ce texte  a permis de créer de nos jours des pages web interactives ... 


Queneau


1. Désirez-vous connaître l'histoire des trois alertes petits pois?
a. si oui, passez à 4
b. si non, passez à 2
2. Préférez-vous celle des trois minces grands échalas?
a. si oui, passez à 16
b. si non, passez à 3
3. Préférez-vous celle des trois moyens médiocres arbustes?
a. si oui, passez à 17
b. si non, passez à 21
4. Il y avait une fois trois petits pois vêtus de vert qui dormaient gentiment dans leur cosse.
Leur visage bien rond respirait par les trous de leurs narines et l'on entendait leur ronflement
doux et harmonieux.
a. si vous préférez une autre description, passez à 9
b. si celle-ci vous convient, passez à 5
5. Ils ne rêvaient pas. Ces petits êtres en effet ne rêvent jamais.
a. si vous préférez qu'ils rêvent, passez à 6
b. sinon, passez à 7
6. Ils rêvaient. Ces petits êtres en effet rêvent toujours et leurs nuits sécrètent des songes
charmants.
a. si vous désirez connaître ces songes passez à 11
b. si vous n'y tenez pas, vous passez à 7
7. Leurs pieds mignons trempaient dans de chaudes chaussettes et ils portaient au lit des gants
de velours noir.
a. si vous préférez des gants d'une autre couleur passez à 8
b. si cette couleur vous convient, passez à 10.
8. Ils portaient au lit des gants de velours bleu.
a. si vous préférez des gants d'une autre couleur, passez à 7
b. si cette couleur vous convient, passez à 10
9. Il y avait une fois trois petits pois qui roulaient leur bosse sur les grands chemins. Le soir
venu, fatigués et las, ils s'endormirent très rapidement.
a. si vous désirez connaître la suite, passez à 5
b. si non, passez à 21
10. Tous les trois faisaient le même rêve, ils s'aimaient en effet tendrement et, en bons fiers
trumeaux, songeaient toujours semblablement.
a. si vous désirez connaître leur rêve, passez à 11
b. si non, passez à 12
11. Ils rêvaient qu'ils allaient chercher leur soupe à la cantine populaire et qu'en ouvrant leur
gamelle ils découvraient que c'était de la soupe d'ers. D'horreur, ils se réveillaient.
a. si vous voulez savoir pourquoi ils s'éveillent d'horreur, consultez le Larousse au mot
«ers» et n'en parlons plus
b. si vous jugez inutile d'approfondir la question, passez à 12
12. Opopoï! s'écrient-ils en ouvrant les yeux. Opopoï! Quel songe avons-nous enfanté là!
Mauvais présage, dit le premier. Oui-da, dit le second, c'est bien vrai, me voilà triste. Ne
vous troublez pas ainsi, dit le troisième qui était le plus futé, il ne s'agit pas de s'émouvoir,
mais de comprendre, bref je m'en vais vous analyser ça.
a. si vous désirez connaître tout de suite l'interprétation de ce songe, passez à 15
b. si vous souhaitez au contraire connaître les réactions des deux autres, passez à 13
13. Tu nous la bailles belle, dit le premier. Depuis quand sais-tu analyser les songes? Oui,
depuis quand sais-tu analyser les songes? Oui, depuis quand? ajouta le second.
a. si vous désirez aussi savoir depuis quand, passez à 14
b. si non, passez à 14 tout de même, car vous ne le saurez pas plus
14. Depuis quand? s'écria le troisième. Est-ce que je sais moi! Le fait est que je pratique la
chose. Vous allez voir!
a. si vous voulez vous aussi voir, passez à 15
b. si non, passez également à 15, car vous ne verrez rien.
15. Eh bien! voyons, dirent ses frères. Votre ironie ne me plaît pas, répliqua l'autre, et vous ne
saurez rien. D'ailleurs, au cours de cette conversation d'un ton assez vif, votre sentiment
d'horreur ne s'est-il pas estompé? effacé même? Alors quoi bon remuer le bourbier de votre
inconscient de papilionacées? Allons plutôt nous laver à la fontaine et saluer ce gai matin
dans l'hygiène et la sainte euphorie! Aussitôt dit, aussitôt fait: les voilà qui se glissent hors
de leur cosse, se laissent doucement rouler sur le sol et puis au petit trot gagnent
joyeusement le théâtre de leurs ablutions.
a. si vous désirez savoir ce qui se passe sur le théâtre de leurs ablutions, passez à 16
b. si vous ne le désirez pas, vous passez à 21
16. Trois grands échalas les regardaient faire.
a. si les trois échalas vous déplaisent, passez à 21
b. s'ils vous conviennent, passez à 18
17. Trois moyens médiocres arbustes les regardaient faire.
a. si les trois moyens médiocres arbustes vous déplaisent, passez à 21
b. s'ils vous conviennent, passez à 18
18. Se voyant ainsi zyeutés, les trois alertes petits pois qui étaient fort pudiques s'ensauvèrent.
a. si vous désirez savoir ce qu'ils firent ensuite, passez à 19
b. si vous ne le désirez pas, vous passez à 21
19. Ils coururent bien fort pour regagner leur cosse et, refermant celle-ci derrière eux, s'y
endormirent de nouveau.
a. si vous désirez connaître la suite, passez à 20
b. si vous ne le désirez pas, vous passez à 21
20. Il n'y a pas de suite le conte est terminé.
21. Dans ce cas, le conte est également terminé.


  Vocabulaire

Alerte Qui est vigilant, et qui se tient sur ses gardes, Éveillé, vif, agile
Échalas Piquet de bois servant à soutenir une plante, un arbuste, et en particulier les ceps de vigne ,pendant les premières années de sa vie végétative / personne grande et maigre
Cosse Enveloppe allongée des graines de légumineuses notamment comestibles (pois, haricots, fèves, lentilles, etc.). Cosse de pois, pois en cosses
Ers Plantes de la famille des Légumineuses, cultivées annuellement et utilisées pour le fourrage, dont l'espèce type est la lentille bâtarde.
Futé Qui fait preuve d'adresse, d'intelligence, de ruse.
Bailler Donner, remettre, livrer, présenter, duper (qqn) au moyen de vaines promesses
Estompé Qui est flou, indistinct, voilé d'une ombre légère, qui est atténué, adouci.
Remuer Tourner et retourner, mouvoir
Bourbier Lieu en creux dont le sol est recouvert de bourbe (boue), situation difficile, sans issue.
Papilionacées, subst. fém. plur. Sous-famille de légumineuses à fleurs irrégulières à cinq pétales et comprenant notamment l'arachide, le haricot, le pois, la luzerne.
Zyeuter Regarder à l'insu, avec attention ou insistance
S’en sauver Se sauver, s'enfuir



LE SONNET : De DU BELLAY ... à RIDAN - Heureux qui comme Ulysse









"Parce que la forme est contraignante, 
l'idée jaillit plus intense"
Baudelaire


DU BELLAY - Regrets, XXXI
 
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
 
Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison,
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province et beaucoup davantage ?
 
 
Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,
Que des palais romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine;
 
 
Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l'air marin la douceur angevine.


Ulysse - Ridan

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme celui-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village,
Fumer la cheminée et en quelle saison

Mais quand reverrai-je, de mon petit village, fumer la cheminée et en quelle saison,
Mais quand reverrai-je ?

Reverrai-je le clos de ma pauvre maison
Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?
Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine,

Plus mon Loir Gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l'air marin la douceur angevine.

Mais quand reverrai-je, de mon petit village, fumer la cheminée et en quelle saison,
Mais quand reverrai-je ?

J'ai traversé les mers à la force de mes bras,
Seul contre les dieux, perdu dans les marais
Retranché dans une cale, et mes vieux tympans percés,
Pour ne plus jamais entendre les sirènes et leurs voix.

Nos vies sont une guerre où il ne tient qu'à nous
De nous soucier de nos sorts, de trouver le bon choix,
De nous méfier de nos pas, et de toute cette eau qui dort,
Qui pollue nos chemins, soit disant pavés d'or.

Mais quand reverrai-je, de mon petit village, fumer la cheminée et en quelle saison, mais quand reverrai-je ?

Mais quand reverrai-je ?
Mais quand reverrai-je ?
Mais quand reverrai-je ?
Mais quand reverrai-je ?  
   





D'après les critiques et historiens de l'art, le sonnet est apparu en Sicile au XIII° siècle, à la cour de Frédéric II de Hohenstaufen. Ce serait Giacomo (ou Jacopo  ) da Lentini qui en serait le créateur.
La structure la plus répandue, notamment chez Pétrarque dans son Canzoniere, est celle sur 4 rimes : ABAB ABAB CDC DCD.
Il est adopté rapidement par les poètes italiens, Dante Alighieri, Petrarque et ses imitateurs. Toutes ses possibilités sont exploitées, notamment à côté du lyrisme amoureux, la tonalité satirique, très fréquente.
Il devient un genre "européen" : dès le XVème siècle en Espagne, en Catalogne, au XVIème en France, puis en Angleterre et au XVIIème en Allemagne.





Pétrarque
Benedetto sia 'l giorno, e 'l mese, e l'anno,
e la stagione, e 'l tempo, e l'ora, e 'l punto,
e 'l bel paese, e 'l loco ov' io fui giunto
da' duo begli occhi, che legato m'hanno ;

e benedetto il primo dolce affanno
ch'i' ebbi ad esser con Amor congiunto,
e l'arco, e le saette ond'i' fui punto,
e le piaghe che 'n fin al cor mi vanno.

Benedetto le voci tante ch'io
chiamando il nome de mia donna ho sparte,
e i sospiri, e le lagrime, e l' desio ;

e benedetto sian tutte le carte
ov'io fama l'acquisto, e l' pensier mio,
ch'è sol di lei, si ch' altra non v' ha parte.
Traduction
Ah, bénis soient le jour, et le mois, et l'année,
La saison, le moment, l'heure et l'instant précis,
Le beau pays, l'endroit où je fus pris
Par les deux beaux yeux qui m'ont enchainé.

Béni soit le premier tourment, si doux,
Que j'éprouvai au contact de l'amour,
Bénis soient l'arc, les traits qui m'ont percé
Et leurs plaies qui jusqu'à mon coeur pénètrent.

Bénis les mille appels que je lançai
En invoquant le prénom de ma Dame,
Tant de soupirs, de larmes, de désirs ;








Cecco Angioleri (1258 - 1312)

S' i' fossi foco, arderei lo mondo ;
S' i' fossi vento, lo tempesterei ;
S' i' fossi acqua, io l'annegherei
S' i' fossi Dio, mandereil' n profondo ;

S' i' fossi papa, sare' allor giocondo
Che tutt' i cristïan tribolerei ;
S' i' fossi 'mperator, sai che farei ?
A tutti mozzarei lo capo a tondo

S' i' fossi Morte, andarei da mio padre ;
S' i' fossi Vita, fuggirei da lui :
Similemente faria di mi' madre.

S' i' fossi Cecco, com' i' sono e fui,
Torrei le donne giovani e leggiadre,
E vecchie e laide lasserei altrui




"D'enlisements ... en Noyades" (Essai Bref)













Même dans mes moments les plus obtus,
Je n’ai jamais douté que cette jeunesse fût divine

Marguerite Yourcenar : Les mémoires d'Hadrien

   
Le premier jour du mois d’Athyr, la deuxième année de la deux cent vingt-sixième Olympiade…C’est l’anniversaire de la mort d’Osiris, dieu des agonies. Le long du fleuve des lamentations aigües retentissaient depuis trois jours dans tous les villages. Mes hôtes romains, moins accoutumés que moi aux mystères de l’orient montraient une certaine curiosité pour ces cérémonies d’une race différente. Elles m’excédaient au contraire. J’avais fait amarrer ma barque à quelque distance des autres, loin de tout lieu habité. Un temple pharaonique à demi abandonné se dressait pourtant à proximité du rivage et avait encore son collège de prêtres  Je n’échappais pas tout à fait au bruit des plaintes. Le soir précédent Lucius m’invita à souper sur sa barque. Je m’y rendis au soleil couchant. Antinous refusa de me suivre. Je le laissais au seuil de ma cabine de poupe, étendu sur sa peau de lion, occupé à jouer aux osselets avec Chabrias. Une demi-heure plus tard, à la nuit close, il se ravisa et fit appeler un canot. Aidé d’un seul batelier il fit à contre-courant la distance assez considérable qui nous séparait des autres barques. Son entrée sous la tente où se donnait le souper, interrompit les applaudissements  causés par les contorsions d’une danseuse. Il s’était accoutré d’une longue robe syrienne, mince comme une pelure de fruit, toute semée de fleurs et de chimères. Pour ramer plus à l’aise, il avait mis bas sa manche droite. La sueur tremblait sur cette poitrine lisse. Lucius lui lança une guirlande qu’il attrapa au vol. Sa gaîté presque stridente ne se démentit pas un instant, à peine soutenue d’ une coupe de vin grec. Nous rentrâmes ensemble dans mon canot à six rameurs, accompagnés  d’en haut du bonsoir mordant de Lucius. La sauvage gaîté persista. Mais au matin il m’arriva de toucher par hasard un visage glacé de larmes. Je lui demandais avec impatience la raison de ses pleurs. Il répondit humblement en s’excusant sur la fatigue. J’acceptais ce mensonge. Je me rendormis. Sa véritable agonie a eu lieu dans ce lit et à mes côtés. Le courrier de Rome venait d’arriver. La journée se passa à le lire et à y répondre. Comme d’ordinaire, Antinous allait et venait silencieusement dans la pièce. Je ne sais pas à quel moment ce beau lévrier est sorti de ma vie. Vers la douzième heure, Chabrias, agité, entra. Contrairement à toutes les règles, le jeune homme avait quitté la barque sans spécifier la longueur et le but de son absence. Deux heures au moins avaient passé depuis son départ. Chabrias se rappelait d’étranges phrases prononcées la veille. Une recommandation  faite  le matin même et qui me concernait. Il me communiqua ses craintes. Nous descendîmes en hâte sur la berge. Le vieux pédagogue se dirigea d’instinct vers une chapelle située sur le rivage, petite et difficile d’accès, isolée qui faisait partie des dépendances du temple, et qu’Antinous et lui avaient visitée ensemble. Sur une table à offrandes les restes d’un sacrifice étaient encore tièdes. Chabrias y plongea les doigts et en retira, presque intacte, une boucle de cheveux coupés. Il ne nous restait plus qu’à explorer la berge. Une série de réservoirs qui avaient dû  servir autrefois à des cérémonies sacrées communiquaient avec une anse du fleuve. Au bord du dernier bassin, Chabrias aperçut dans le crépuscule qui tombait rapidement un vêtement plié, des sandales. Je descendis  les marches glissantes. Il était couché au fond, déjà enlisé par la boue du fleuve. Avec l’aide de Chabrias je réussis à soulever le corps qui pesait soudain d’un poids de pierre. Chabrias héla des bateliers qui improvisèrent une civière de toile. Hermogène appelé à la hâte ne put que constater la mort. Ce corps si docile refusait de se laisser réchauffer et de revivre. Nous le transportâmes à bord. Tout croulait, tout parut s’éteindre. Le Zeus olympien, le maître de tout, le sauveur du monde s’effondrèrent et il n’y eut plus qu’un homme à cheveux gris sanglotant sut le pont d’une barque.  Deux jours plus tard, Hermogène réussit à me faire penser aux funérailles. Les rites de sacrifice dont Antinous avait choisi d’entourer sa mort nous montrèrent un chemin à suivre. Ce ne serait pas pour rien que l’heure et le jour de cette fin coïncidaient avec ceux où Osiris descend dans la tombe. Je me rendis sur l’autre rive à Hermopolis chez les embaumeurs. J’avais vu leurs pareils travailler à Alexandrie. Je savais quels outrages j’allais faire subir à ce corps. Mais le feu aussi est horrible, qui grille et charbonne cette chair qui fut aimée, et la terre pourrissent les morts. La traversée fut brève. Accroupi dans un coin de la cabine de poupe Euphorian hululait à voix basse je ne sais quelle complainte funèbre africaine. Ce chant étouffé, rauque me semblait presque mon propre cri. Nous transférâmes le mort dans une salle lavée à grande eau qui me rappela la clinique de Satirus. J’aidais le mouleur à huiler le visage avant d’y appliquer la cire. Toutes les métaphores retrouvaient un sens. J’ai tenu ce cœur entre mes mains. Quand je le quittais ce corps vide n’était plus qu’une préparation d’embaumeur, premier état d’un atroce chef d’œuvre, substance précieuse traitée par le sel et la gelée de myrrhe que l’air et le soleil ne toucheraient jamais plus





   
La ballata degli annegati

Il fiume racconta leggende mentre veloce va al mare,
le narrano piano le onde e i pioppi le stanno a ascoltare.
Non tutti le posson sentire, bisogna esser stanchi del mondo,
gettarsi nell'acqua e morire, dormire per sempre sul fondo.
Ascolta !
Le sue parole d'amore nell'acqua ora sono sincere,
da quando tu dormi qua sotto hai sognato che mai,
 mai lui ti ha lasciato.

Bisogna venirci di sera con l'animo oppresso dal pianto
per sentire la nenia leggera di un triste e di un lugubre canto.
Chi sei? Il mio nome era Gianni, nuotavo a vent'anni appena,
ma qui avrò sempre vent'anni. E tu? Mi prese una piena
su a monte, non fui mai trovato. E tu? Da solo una sera,
per me era peso il passato e l'acqua sembrava leggera.

Riposa,
dimentica quello che è stato, il tempo quaggiù s'è fermato
ormai tu non puoi che dormire e ascoltare le storie del fiume che va verso il mare.

Il fiume racconta leggende mentre veloce va al mare,
le ascoltano gli annegati e al vento le fanno cantare,
e al vento le fanno cantare, e al vento le fanno cantare...






  Toutes ces choses sont passées
Comme l'ombre et comme le vent !

  

Quand nous habitions tous ensemble
Quand nous habitions tous ensemble
Sur nos collines d'autrefois,
Où l'eau court, où le buisson tremble,
Dans la maison qui touche aux bois,

Elle avait dix ans, et moi trente ;
J'étais pour elle l'univers.
Oh! comme l'herbe est odorante
Sous les arbres profonds et verts !

Elle faisait mon sort prospère,
Mon travail léger, mon ciel bleu.
Lorsqu'elle me disait: Mon père,
Tout mon coeur s'écriait : Mon Dieu !

À travers mes songes sans nombre,
J'écoutais son parler joyeux,
Et mon front s'éclairait dans l'ombre
À la lumière de ses yeux.

Elle avait l'air d'une princesse
Quand je la tenais par la main.
Elle cherchait des fleurs sans cesse
Et des pauvres dans le chemin.

Elle donnait comme on dérobe,
En se cachant aux yeux de tous.
Oh ! la belle petite robe
Qu'elle avait, vous rappelez-vous ?

Le soir, auprès de ma bougie,
Elle jasait à petit bruit,
Tandis qu'à la vitre rougie
Heurtaient les papillons de nuit.

Les anges se miraient en elle.
Que son bonjour était charmant !
Le ciel mettait dans sa prunelle
Ce regard qui jamais ne ment.

Oh! je l'avais, si jeune encore,
Vue apparaître en mon destin !
C'était l'enfant de mon aurore,
Et mon étoile du matin !

Quand la lune claire et sereine
Brillait aux cieux, dans ces beaux mois,
Comme nous allions dans la plaine !
Comme nous courions dans les bois !

Puis, vers la lumière isolée
Étoilant le logis obscur,
Nous revenions par la vallée
En tournant le coin du vieux mur ;

Nous revenions, coeurs pleins de flamme,
En parlant des splendeurs du ciel.
Je composais cette jeune âme
Comme l'abeille fait son miel.

Doux ange aux candides pensées,
Elle était gaie en arrivant... -
Toutes ces choses sont passées
Comme l'ombre et comme le vent !