vendredi 19 septembre 2014

Charles Baudelaire :Moesta et errabunda









Costapiana




Moesta et errabunda

Spleen et Idéal, LXII
Dis-moi ton coeur parfois s’envole-t-il, Agathe,
Loin du noir océan de l’immonde cité
Vers un autre océan où la splendeur éclate,
Bleu, clair, profond, ainsi que la vi
rginité ?
Dis-moi, ton coeur parfois s’envole-t-il, Agathe ?
La mer la vaste mer, console nos labeurs !
Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse
Qu’accompagne l’immense orgue des vents grondeurs,
De cette fonction sublim
e de berceuse ?
La mer, la vaste mer, console nos labeurs !
Emporte-moi wagon ! enlève-moi, frégate !
Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs !
- Est-il vrai que parfois le triste coeur d’Agathe
Dise : Loin des remords, des crime
s, des douleurs,
Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate ?
Comme vous êtes loin, paradis parfumé,
Où sous un clair azur tout n’est qu’amour et joie,
Où tout ce que l’on aime est digne d’être aimé,
Où dans la volupté pure 
le coeur se noie !
Comme vous êtes loin, paradis parfumé !

Mais le vert paradis des amours enfantines,

Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
- Mais le vert paradis des amours enfantines,
L’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l’animer encor d’une voi
x argentine,

L’innocent paradis plein de plaisirs furtifs ?





Commentaire
Moesta et Errabunda (Triste et Vagabonde) est un des derniers poèmes de Spleen et Idéal où sont évoquées des images heureuses. Mais le bonheur en question appartient cependant au passé, et est l’objet d’une remémoration. Celle d’un autre espace et d’un autre temps que le rêve et l’écriture poétique seuls ont encore chance de reconstruire fugitivement.
Similitude entre l’océan et la cité ; l’océan et l’enfance
Les liens tissés dans le poème entre l’océan et la cité, l’océan et l’enfance font de chaque groupe l’image inversée de l’autre. Il est intéressant de chercher comment est produit par le texte le sentiment d’une équivalence : (océan=cité) (océan=enfance) et d’une opposition : (océan=cité)/(océan=enfance)
Les deux "océans" sont distincts : l’un est le "noir océan" : il est l’image de la cité ; l’autre océan est le vrai, celui "dont la splendeur éclate".
L’équivalence entre le "noir océan" et "la cité" est affirmée par la métaphore : "le noir océan de l’immonde cité". L’équivalence entre l’océan et l’enfance est suggérée par l’emploi de mots appartenant au vocabulaire de l’enfance pour parler de l’océan : virginité, le cœur se noie, console, grondeurs, chanteuse, berceuse ; inversement des mots appartenant au lexique de l’océan sont utilisés pour parler de l’enfance : bleu, clair, profond, vert... L’homophonie "mer" "mère" sous-tend (inconsciemment) l’assimilation de l’océan à l’enfance : on peut ressentir, en effet, comme le même appel vers une présence maternelle, les termes "console", "berceuse", "chanteuse" (qui s’appliquent à l’océan) et les "cris plaintifs", la "voix argentine" (qui concernent l’enfance).
Ces relations d’équivalence reposent sur une réaction affective analogue : le noir océan qu’est la cité est rejeté dans un même sentiment de dégoût et de lassitude. L’océan et l’enfance sont unis dans un même désir : quitter la ville pour l’océan ("Emporte-moi, wagon ! enlève-moi, frégate ! ") afin de retrouver l’enfance ou... plus loin que l’enfance, le paradis perdu...
L’équivalence entre l’océan et l’enfance ne résulte pas d’une comparaison établissant des éléments de ressemblance rationnellement formulables. Elle ne résulte ni d’un raisonnement logique, ni même, à proprement parler, d’un raisonnement analogique. Elle résulte du fait que tous deux sont l’objet d’un même désir : le désir d’être loin, ailleurs, de quitter "l’ici et maintenant" pour le bonheur et la sécurité d’autrefois. C’est une équivalence affective, soutenue par l’équivalence des signifiants (mer/mère) qui se profile à l’arrière-plan. Cette interprétation semble confirmée par le soin de distinguer par "rauque" le chant de la mer, implicitement comparé à celui de la mère berçant son enfant, mais parfois le grondant. Mais ils restent unis dans un même désir : celui d’être loin, dans l’espace et dans le temps.





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