vendredi 19 septembre 2014

BAC BLANC - Commentaire dirigé de Maddalena Andreoli : "Boule de suif" de Guy de Maupassant










BAC BLANC

Prova di  LINGUA E LETTERATURA FRANCESE

analisi di un testo


  
Commentaire dirigé


Guy de Maupassant   Boule  de Suif    (1880)

Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une plaine interminable, sans un seul village en vue, Boule de suif, se baissant vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d'une serviette blanche.
Elle en sortit d'abord une petite assiette de faïence, une fine timbale en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, tout découpés, avaient confit sous leur gelée; et l'on apercevait encore dans le panier d'autres bonnes choses enveloppées, des pâtés, des fruits, des friandises, les provisions préparées pour un voyage de trois jours, afin de ne point toucher à la cuisine des auberges. Quatre goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle prit une aile de poulet et, délicatement, se mit à la manger avec un de ces petits pains qu'on appelle "Régence" en Normandie.
Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l'odeur se répandit, élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante avec une contraction douloureuse de la mâchoire sous les oreilles. Le mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme une envie de la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa timbale, son panier et ses provisions.
      Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit: "A la bonne heure, Madame a eu plus de précaution que nous. Il y a des personnes qui savent toujours penser à tout." Elle leva la tête vers lui: "Si vous en désirez, Monsieur? C'est dur de jeûner depuis le matin." Il salua: "Ma foi, franchement, je ne refuse pas, je n'en peux plus. A la guerre comme à la guerre, n'est-ce pas, Madame?" Et, jetant un regard circulaire, il ajouta: "Dans des moments comme celui-là, on est bien aise de trouver des gens qui vous obligent." Il avait un journal, qu'il étendit pour ne point tacher son pantalon, et sur la pointe d'un couteau toujours logé dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelée, la dépeça des dents, puis la mâcha avec une satisfaction si évidente qu'il y eut dans la voiture un grand soupir de détresse.
      Mais Boule de suif, d'une voix humble et douce, proposa aux bonnes soeurs de partager sa collation. Elles acceptèrent toutes les deux instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à manger très vite après avoir balbutié des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus les offres de sa voisine, et l'on forma avec les religieuses une sorte de table en développant des journaux sur les genoux.
      Les bouches s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son coin, travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme à l'imiter. Elle résista longtemps, puis, après une crispation qui lui parcourut les entrailles, elle céda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda à leur "charmante compagne" si elle lui permettait d'offrir un petit morceau à Mme Loiseau. Elle dit: "Mais oui, certainement, Monsieur", avec un sourire aimable, et tendit la terrine.
      Un embarras se produisit lorsqu'on eut débouché la première bouteille de bordeaux: il n'y avait qu'une timbale. On se la passa après l'avoir essuyée. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses lèvres à la place humide encore des lèvres de sa voisine.
      Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par les émanations des nourritures, le comte et la comtesse de Bréville, ainsi que M. et Mme Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé le nom de Tantale. Tout d'un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir qui fit retourner les têtes; elle était aussi blanche que la neige du dehors; ses yeux se fermèrent, son front tomba: elle avait perdu connaissance. Son mari, affolé, implorait le secours de tout le monde. Chacun perdait l'esprit, quand la plus âgée des bonnes soeurs, soutenant la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale de Boule de suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, ouvrit les yeux, sourit et déclara d'une voix mourante qu'elle se sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelât plus, la religieuse la contraignit à boire un plein verre de bordeaux, et elle ajouta: "C'est la faim, pas autre chose."
      Alors Boule de suif, rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les quatre voyageurs restés à jeun: "Mon Dieu, si j'osais offrir à ces messieurs et à ces dames..." Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole: "Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frère et doit s'aider. Allons, Mesdames, pas de cérémonie, acceptez, que diable! Savons-nous si nous trouverons seulement une maison où passer la nuit? Du train dont nous allons, nous ne serons pas à Tôtes avant demain midi." On hésitait, personne n'osant assumer la responsabilité du "oui".
      Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille intimidée, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit: "Nous acceptons avec reconnaissance, Madame."
      Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé, on s'en donna carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un pâté de foie gras, un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, des poires de Crassane, un pavé de Pont-l'Evêque, des petits fours et une tasse pleine de cornichons et d'oignons au vinaigre, Boule de suif, comme toutes les femmes, adorant les crudités.


COMPREHENSION

1.    Pour quelle raison Boule de Suif a-t-elle amené un panier si bien garni ? Quels sont les principaux mets qui le composent ?
2.    Quelles sont les premières réactions des passagers quand ils découvrent le panier ?
3.    Dans quel ordre les différents passagers cèdent-ils à la tentation ? Quels sont ceux qui manifestent la plus grande réticence ?

INTERPRETATION

1.    Citez deux qualités de Boule de suif qui sont indiquées ou suggérées dans ce passage
2.    Retrouvez et discutez les expressions relevant  de la sauvagerie et de l'animalité.
3.    Montrez comment cette scène prend l'allure d'un portrait en action visant à dénoncer les clivages sociaux et l'hypocrisie.

REFLEXION PERSONNELLE

La nourriture devient dans ce passage un élément pour connaître ou se reconnaître. Développez ce thème en vous appuyant aussi sur d’autres œuvres  que vous avez lues (300 mots environ).



COMPREHENSION

1)Boule de Suif a amené ce grand panier "afin de ne point toucher à la cuisine des auberges": elle a préparé des provisions en vue d'un "voyage de trois jours", et ces provisions sont fort abondantes: les mets principaux qui se trouvent à l'intérieur du panier sont "deux poulets entiers", puis "des pâtés, des fruits, des friandises" et enfin quatre bouteilles de bordeaux et des "crudités".

2) Lorsque Boule de Suif montre le panier et son contenu, tous les passagers la regardent en montrant leur faim: l'odeur élargit les narines et fait venir "aux bouches une salive abondante". La réaction des dames est la plus détaillée  puisque Maupassant dit que leur "mépris" pour elle devient "féroce", et qu'elles veulent la jeter au dehors de la voiture (en surlignant "elle, sa timbale, son panier et ses provisions").

3) Le premier qui accepte l'invitation de Boule de Suif à manger est Loiseau («Ma foi, franchement, je ne refuse pas»); puis, à la suite, les "bonnes sœurs" acceptent, puis Cornudet,  Mme Loiseau, enfin le comte de Bréville. Les trois autres passagers qui restent ,la comtesse, M. et Mme Carré-Lamadon, tous acceptent  à la fin, après que le comte a fait le "premier pas". Ces quatre derniers personnages – comte et comtesse de Bréville, M. et Mme Carré-Lamadon – sont ceux qui manifestent la plus grande réticence. Maupassant écrit qu'ils hésitent beaucoup, "personne n'osant assumer la responsabilité d’un  «oui»".

INTERPRETATION

1) La première qualité de Boule de Suif que ce passage met en pleine lumière est la générosité: elle ne refuse à personne de partager sa nourriture et demande à tout le monde s'ils en veulent («Si vous en désirez, Monsieur», "Proposa aux bonnes sœurs", «Si j'osais offrir à ces messieurs et à ces dames...»). L'autre caractéristique principale de la "grosse femme" est la gentillesse, la douceur: sa voix est "douce", elle a un "sourire aimable". Puis, on peut aussi rajouter une autre qualité du personnage: elle est humble ("rougissante et embarrassée", "intimidée") devant les autres personnages, particulièrement les aristocrates.

2) Le déjeuner de Boule de Suif est décrit d'une façon délicate et modeste ("délicatement", le pain "Régence" est "petit"). Au contraire, la description des passagers qui mangent a les traits de l'animalité. Premièrement, leur faim au paragraphe 3 est décrite à travers ses aspects biologiques (les narines, la salive) qui enlèvent aux personnages leur humanité et les comparent aux autres animaux. Le mot "féroce" et l'adverbe "férocement" sont répétés deux fois: leur étymologie vient du latin "fera" (bête) qui renvoie encore une fois au champ sémantique de l'animalité, En général, toute la première partie de l'extrait présente des expressions relevant de ces champs lexicaux: "Loiseau dévorait des yeux", "la dépeça des dents, puis la mâcha avec une satisfaction évidente"; les passagers ne sont plus des  hommes, mais seulement des "bouches" qui "s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, mastiquaient, engloutissaient férocement".

3) On pourrait dire que les passagers de la voiture du train représentent une petite hiérarchie sociale où tous les milieux sont représentés: de l'aristocratie (le comte e la comtesse de Bréville) à la bourgeoisie (le "manufacturier"), des religieuses (les "bonnes sœurs") à la prostituée, Boule de Suif. Dans cette scène, les clivages sociaux sont exprimés à partir de la réticence de chacun à accepter la générosité de Boule de Suif; le plus évident est celui qui détache le premier groupe (M. et Mme Loiseau, les bonnes sœurs et Cornudet) du second (comtes et M. et Mme Carré-Lamadon): Maupassant décrit la suffisance et l'hypocrisie des comtes avec beaucoup d'ironie, à travers des métaphores: "(ils) souffrirent ce supplice odieux qui a gardé le nom de Tantale" et "Une fois le Rubicon passé, on s'en donna carrément".  Cette dernière métaphore est significative en ce qui concerne l'hypocrisie des différences sociales face à la faim: César passe le Rubicon en commettant un sacrilège, et ainsi les hauts milieux de la société sont obligés au même sacrilège: ils se mêlent aux autres classes pour manger du panier de Boule de Suif.

REFLEXION PERSONNELLE

La nourriture a, depuis longtemps, été la manifestation de la richesse et de la classe sociale des gens: non seulement en ce qui concerne la quantité, mais aussi en ce qui concerne la nature des mets. Ainsi,  dès le Moyen Âge,  les nobles pouvaient-ils  se permettre de la viande, alors que les paysans ne mangeaient que les produits de la terre qu'ils cultivaient. 
Un exemple de cela se trouve dans une autre ouvrage de Maupassant: Bel-Ami. Ce roman, en tant que roman de l'ascension, s'ouvre sur un bistrot économique où Duroy grignote quelque chose avec son pauvre salaire, et puis passe aux dîners chez Mme de Marelle et, enfin, à celui chez les Walter, dans une progression ascendante qui met en parallèle le luxe des nourritures avec la richesse des gens qui l'offrent. 
Dans Germinal, Zola conduit une ultérieure radicalisation de cette association richesse/nourriture: dans son œuvre, la comparaison entre riches bourgeois et pauvres ouvriers s'exprime avec le rapport "manque de nourriture"-"nourriture superflue", par exemple dans l'épisode où la Maheude et ses fils se rendent chez la famille bourgeoise des Grégoires: ils n'ont rien à manger et demandent du pain, mais on leur donne seulement de la brioche.
Ainsi, la différence aussi entre aristocratie et bourgeoisie est reconnue dans "les Âmes Grises" de Philippe Claudel: le dîner de Mlle Verhareine et M. le Procureur est décrit à travers une formalité même exagérée par rapport à celui du juge Mierck et de l'officier militaire, qui touche à la trivialité pour sa surabondance. 
Néanmoins, le panier de Boule de Suif détruit et bouleverse cet ordre. Cette corne d'abondance, cette cornucopia n'est ni dans les mains d'une déesse romaine ni , ce qui est bien plus grave, dans les mains d'un noble ou du plus riche des passagers. Elle est confiée à une prostituée, et le comte doit s'abaisser à accepter son invitation et à manger avec les autres.

MADDALENA ANDREOLI

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