lundi 26 février 2018

Jean-Jacques Rousseau : Les confessions - 1782




Les Confessions (Gallica)



Quelque temps après mon retour à Mont-Louis, La Tour, le peintre, vint m'y voir, et m'apporta mon portrait en pastel, qu'il avait exposé au Salon il y avait quelques années. Il avait voulu me donner ce portrait, que je n'avais pas accepté. Mais Mme d'Epinay, qui m'avait donné le sien et qui voulait avoir celui-là, m'avait engagé à le lui redemander. Il avait pris du temps pour le retoucher. Dans cet intervalle vint ma rupture avec Mme  d'Epinay ; je lui rendis son portrait, et n'étant plus question de lui donner le mien, je le mis dans ma chambre au petit Château. M. de Luxembourg l'y vit, et le trouva bien ; je le lui offris, il l'accepta ; je le lui envoyai. Ils comprirent, lui et Mme  la Maréchale, que je serais bien aise d'avoir les leurs. Ils les firent faire en miniature, de très bonne main, les firent enchâsser dans une boîte à bonbons, de cristal de roche, montée en or, et m'en firent le cadeau d'une façon très galante, dont je fus enchanté. Mme  de Luxembourg ne voulut jamais consentir que son portrait occupât le dessus de la boîte. Elle m'avait reproché plusieurs fois que j'aimais mieux M. de Luxembourg qu'elle, et je ne m'en étais point défendu, parce que cela était vrai. Elle me témoigna bien galamment, mais bien clairement, par cette façon de placer son portrait, qu'elle n'oubliait pas cette préférence.

Peu de temps après mon établissement à Motiers-Travers, ayant toutes les assurances possibles qu’on m’y laisserait tranquille, je pris l’habit arménien. Ce n’était pas une idée nouvelle. Elle m’était venue diverses fois dans le cours de ma vie, et elle me revint souvent à Montmorency, où le fréquent usage des sondes, me condamnant à rester souvent dans ma chambre, me fit mieux sentir tous les avantages de l’habit long. La commodité d’un tailleur arménien, qui venait souvent voir un parent qu’il avait à Montmorency, me tenta d’en profiter pour prendre ce nouvel équipage, au risque du qu’en-dira-t-on, dont je me souciais très peu. Cependant, avant d’adopter cette nouvelle parure, je voulus avoir l’avis de Mme de Luxembourg, qui me conseilla fort de la – 609 – prendre. Je me fis donc une petite garde-robe arménienne ; mais l’orage excité contre moi m’en fit remettre l’usage à des temps plus tranquilles, et ce ne fut que quelques mois après que, forcé par de nouvelles attaques de recourir aux sondes, je crus pouvoir, sans aucun risque, prendre ce nouvel habillement à Motiers, surtout après avoir consulté le pasteur du lieu, qui me dit que je pouvais le porter au temple même sans scandale. Je pris donc la veste, le cafetan, le bonnet fourré, la ceinture, et après avoir assisté dans cet équipage au service divin, je ne vis point d’inconvénient à le porter chez Milord Maréchal. Son Excellence, me voyant ainsi vêtu, me dit pour tout compliment, Salamaleki ; après quoi tout fut fini, et je ne portai plus d’autre habit.

Les confessions livre X II



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