jeudi 2 avril 2015

Marcel Proust 'A la recherche du temps perdu" Le Temps retrouvé : "Un expédient merveilleux de la nature" ... L'édifice immense du souvenir



Tant de foisau cours de ma viela réalité m’avait déçu parce que aumoment  je la percevaismon imagination qui était mon seul organe pourjouir de la beauténe pouvait s’appliquer à elle en vertu de la loi inévitable quiveut qu’on ne puisse imaginer que ce qui est absentEt voici que soudain l’effetde cette dure loi s’était trouvé neutralisésuspendupar un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation  bruit de lafourchette et du marteaumême inégalité de pavés  à la fois dans le passéce qui permettait à mon imagination de la goûteret dans le présent l’ébranlement effectif de mes sens par le bruitle contact avait ajouté aux rêvesde l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvusl’idée d’existence et grâce à ce subterfuge avait permis à mon être d’obtenird’isoler,d’immobiliser  la durée d’un éclair  ce qu’il n’appréhende jamais : un peude temps à l’état pur. L’être qui était rené en moi quandavec un tel frémissement de bonheurj’avais entendu le bruitcommun à la fois à la cuiller qui touche l’assiette et au marteau qui frappe surla roueà l’inégalité pour les pas des pavés de la cour Guermantes et dubaptistère de Saint-Marccet être- ne se nourrit que de l’essence des choses,en elles seulement il trouve sa subsistanceses délicesIl languit dansl’observation du présent  les sens ne peuvent la lui apporterdans laconsidération d’un passé que l’intelligence lui dessèchedans l’attente d’unavenir que la volonté construit avec des fragments du présent et du passéauxquels elle retire encore de leur réalité ne conservant d’eux que ce quiconvient à la fin utilitaireétroitement humaine qu’elle leur assigneMais qu’unbruitqu’une odeurdéjà entendu et respirée jadis le soient de nouveauà lafois dans le présent et dans le passéréels sans être actuelsidéaux sans êtreabstraitsaussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des chosesse trouve libérée et notre vrai moi qui parfois depuis longtempssemblait mort,mais ne l’était pas autrements’éveilles’anime en recevant la célestenourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du tempsEt celui-là on comprend qu’il soit confiant dans sa joiemême si le simple goût d’une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joieon comprend que le  mot de mort n’ait pas de sens pour lui ; situé hors du temps,que pourrait-il craindre de l’avenir ?