samedi 20 septembre 2014

Delphine de Vigan "RIEN NE S'OPPOSE A LA NUIT" ED. JC Lattès





















Prix Renaudot des lycéens 2011
Prix France Télévisions 2011


Je viens de terminer  cette magnifique histoire de femmes, plus que d’une famille, Liane, Lucile, Lisbeth, Violette, Justine, Manon et surtout Delphine , l’écrivaine, même si son nom, si j’ai bien lu,  n’apparaît jamais dans le roman.

Un roman tel qu’un  journal composé  à travers les yeux de Delphine

 « Ma mère était bleue… »

au fur et  à mesures que les  souvenirs, les  récits,  les papiers, dispersés sous  différents point de vue, apparaissent.

C’est  le roman d’une vie,  de la vie de Lucile.

Et je me suis aperçu qu’ encore une fois je devine souvent derrière les couvertures des livres   que je choisis ces thèmes baudelairiens qui m’habitent dès ma première rencontre, dès mon adolescence.

« Tu connais cette maladie fiévreuse qui s'empare de nous dans les froides misères, cette nostalgie du pays qu'on ignore, cette angoisse de la curiosité? Il est une contrée qui te ressemble, où tout est beau, riche, tranquille et honnête, où la fantaisie a bâti et décoré une Chine occidentale, où la vie est douce à respirer, où le bonheur est marié au silence. C'est là qu'il faut aller vivre, c'est là qu'il faut aller mourir! »

(Le spleen de Paris « L’invitation au voyage » cité p. 390)


Il m’a été facile d’aborder ce nouveau roman d’autant plus que ma classe de II liceo classico avait bien apprécié No et moi et  on avait  vu le film aussi.

Ce conte comme Carola rappelle dans son billet fait désormais partie des romans  à préparer pour l’ESABAC  de l’année prochaine.


Dans ce  récit apparaissait  déjà   le thème de la mère souffrante …

« Ma mère est tombée malade. Nous l’avons vue s’éloigner , petit à petit, sans pouvoir la retenir, nous avons tendu la main sans pouvoir la toucher, nous avons crié sans qu’elle semble nous entendre… »

No et moi p. 50 LE LIVRE DE POCHE

J’ai  aussi eu  la chance de lire Jours sans  faim   qui, tout en développant le thème de l’anorexie,  raconte cette difficile relation avec sa mère.

Mais je trouve que cette fois-ci Delphine de Vigan nous fascine davantage  avec une profondeur et un désir de vivre pleinement sa vie   qui dépassent  largement  toutes ces histoires de douleur, de manque … 

« je sais que ça va vous faire de la peine  mais c’est inéluctable à plus au moins de temps et je préfère mourir vivante »

Je lis dans les derniers mots de Lucile dans  cette oxymore qui termine sa dernière lettre à ses filles,  de  même que dans le voeu de  l’empereur Hadrien de mourir "les yeux ouverts" (1) de Marguerite Yourcenar,    une revendication  qui déborde largement  parce qu’elle marque  un  départ choisi, qui révèle   son  désir de vivre pleinement sa vie … jusqu’à  mourir vivante.
   
1) Mémoires d’Hadrien














Il pleut sur Nantes
Donne-moi la main
Le ciel de Nantes
Rend mon cœur chagrin

Un matin comme celui-là
Il y a juste un an déjà
La ville avait ce teint blafard
Lorsque je sortis de la gare
Nantes m'était encore inconnue
Je n'y étais jamais venue
Il avait fallu ce message
Pour que je fasse le voyage:

"Madame soyez au rendez-vous
Vingt-cinq rue de la Grange-au-Loup
Faites vite, il y a peu d'espoir
Il a demandé à vous voir."

A l'heure de sa dernière heure
Après bien des années d'errance
Il me revenait en plein cœur
Son cri déchirait le silence
Depuis qu'il s'en était allé
Longtemps je l'avais espéré
Ce vagabond, ce disparu
Voilà qu'il m'était revenu

Vingt-cinq rue de la Grange-au-Loup
Je m'en souviens du rendez-vous
Et j'ai gravé dans ma mémoire
Cette chambre au fond d'un couloir

Assis près d'une cheminée
J'ai vu quatre hommes se lever
La lumière était froide et blanche
Ils portaient l'habit du dimanche
Je n'ai pas posé de questions
A ces étranges compagnons
J'ai rien dit, mais à leurs regards
J'ai compris qu'il était trop tard

Pourtant j'étais au rendez-vous
Vingt-cinq rue de la Grange-au-Loup
Mais il ne m'a jamais revue
Il avait déjà disparu

Voilà, tu la connais l'histoire
Il était revenu un soir
Et ce fut son dernier voyage
Et ce fut son dernier rivage
Il voulait avant de mourir
Se réchauffer à mon sourire
Mais il mourut à la nuit même
Sans un adieu, sans un "je t'aime"

Au chemin qui longe la mer
Couché dans le jardin des pierres
Je veux que tranquille il repose
Je l'ai couché dessous les roses
Mon père, mon père

Il pleut sur Nantes
Et je me souviens
Le ciel de Nantes
Rend mon cœur chagrin





Carola "No et moi" :"Les rêves ... ont des effets secondaires"










Je remercie  Carola   qui a bien voulu donner son avis,



sur la lecture de cette année  


 No et moi de Delphine de Vigan



voici son commentaire  paru dans le dernier numéro des



"Quaderni del Cairoli"
  


No ]  "Jamais tu t'arrêtes?"

[ Lou ]  "M'arrêter de quoi?"

"De gamberger."

"Ben non, justement, c'est ce que je suis en train de t'expliquer, en fait, quand tu y  réfléchis, ce n'est pas possible."

"Si, quand tu dors."

"Mais quand on dort on rêve..."

"T'as qu'à faire comme moi, je rêve jamais, c'est mauvais pour la santé."
[ No et moi ]  


Les rêves, surtout quand il s’agit de rêveries faites les  yeux ouverts, ont des effets secondaires: quand ils se brisent, ils font toujours plus mal, surtout s’ils sont  ambitieux. No et moi, traduit en italien Gli effetti secondari dei sogni, est un roman sur un rêve partagé qui commence avec la rencontre de deux âmes semblables, mais qui habitent deux corps et deux vies totalement différentes: Lou Bertignac, jeune fille de treize ans avec une intelligence précoce, qui sent sa vie passer, sans arriver à rien changer, et No, adolescente sans abri, fille de l'émargination et de la souffrance, fuyant tout et tous et encore plus soi-même. D'abord Lou réussit à lier à soi l'adolescente inexpérimentée : il en naît une intense amitié qu’ aucune d'elles n’ est capable d'expliquer, même pas a soi-même. Mais quand tout semble aller pour le mieux, No s'enfuit, engloutie  par ses trous noirs, que l'amour de Lou n’avait pas réussi à remplir.
Lou se réveille seule, face à une réalité de profonde solitude; il y a pourtant quelque chose dans sa vie qui a changé. Comme un rêve brisé qui remplit le cœur d'amertume laisse un goût amer, son réveil est traumatique, mais elle a  grandi, elle a la force pour affronter cette  réalité. Il est vrai que les rêves font mal quand ils ne se réalisent pas, mais il est également vrai que notre vie n'aurait pas de sens sans eux: ils laissent des traces ineffaçables; le temps que nous y mettons pour essayer de les accomplir n'est jamais du temps perdu. Les effets secondaires d'une vie de rêves ne sont pas toujours collatéraux, au contraire, quelquefois ils sont bienfaisants.
Delphine de Vigan, nous rappelle, dans ce roman raconté avec fraîcheur, l'importance de continuer à rêver, malgré les effets secondaires. Ils seront claires à posteriori  seulement à celui ou à  celle qui aura eu  la force et le courage de vivre, et surtout,  l'envie de continuer à rêver.



                                                       Carola Cauzzo I D









"No et moi" du livre de Delphine de Vigan au film de Zabou Breitman








L'attention que ce beau  film a engendrée ce matin en classe

(I D ESABAC) m'a plu,  que de silence et de participation ...   

de la part aussi de   Mme Soresina, qui a été obligée de nous 

quitter pour changer  de classe à 10 h.

On dit de Lou qu'elle est une enfant précoce...

mais,  aujourd'hui,  mes élèves aussi avaient tout à coup grandi

face aux péripéties de notre héroïne qui, sous le visage de la pâleur

innocente de  Nina Rodriguez,  nous a donné quelques frissons

inoubliables... MERCI!... J'attends maintenant vos exposés.





L’ORIGINE DU LIVRE “Au tout début, c’est une image qui me heurte, presque chaque matin, et qui finit par me hanter: ces silhouettes perdues, ici ou là, sur le boulevard Richard-Lenoir, dans la morsure de l’hiver; des jeunes femmes aussi, parfois seules avec leur chien, parfois entourées d’hommes. Ainsi naît l’envie d’écrire autour de ça, d’approcher par l’écriture quelque chose qui me heurte et que je ne connais pas. Je n’ai pas écrit ce livre pour délivrer un quelconque message. Mais je me dis que l’écriture peut rendre compte, par la fiction, d’une image qui me blesse. C’est une manière d’être au monde, sans doute, de lui tendre un miroir, peut-être de l’apprivoiser.” LA CRÉATION DES PERSONNAGES “Il y a d’abord eu No, puis Lou, puis sans doute ses parents. Lucas est venu plus tard. Au départ, je pensais que Lou ne serait qu’une voix qui rendrait compte d’une situation. Une médiatrice entre No, plus abrupte, et le lecteur...





  










    No et moi de Delphine de Vigan









    Un conte de solitude urbaine porté par une  voix de jeune fille,
    absorbée  par  cet esprit de malaise, de difficultés, avec cette
    sensation d'incompréhension,  sans rhétorique,  assez typique
    des  adolescents un peu hors norme (La solitudine dei numeri
    primi de Giordano Paolo) auxquels  les adultes  ne savent 
    répondre qu' avec leurs doutes …


    Avant de rencontrer No, je croyais que la violence était dans les cris, les coups , la guerre et le sang. Maintenant je sais que la violence  est aussi dans le silence , qu’elle est parfois invisible à l’œil nu. La violence est ce temps qui recouvre les blessures, l’enchaînement irréductible des jours, cet impossible retour en arrière. La violence est ce qui nous échappe, elle se tait, ne se montre pas, la violence est ce qui ne trouve pas d’explication, ce qui à jamais restera opaque (ED. Le livre de poche p. 228)


    Tandis que Lou pénètre dans le monde des adultes, son récit s’assombrit, l’anecdotique devient universel. Un bel ouvrage qui naît dans un coin sombre de notre société pour s’élever au-dessus de nos petites destinées.
    Mélanie Carpentier



    Avancer vers l’âge adulte implique une prise de conscience, parfois, amère 
    de l’autre et  des beaux jours dont on a toujours rêvés…
    Un beau roman qui nous touche en tant que père / mère / prof ...
    Je me suis un peu senti dans la peau de Monsieur Marin (p 248/9) …
    Je trouve que Delphine de Vigan  termine son joli conte avec  les mots
    les meilleurs de ce prof qui part  à la retraite et  qui rappelle
    à Mademoiselle Bertignac ( Lou) :

    « Ne renoncez pas. »

    moi, pour ma part, je ne peux que continuer de le  répéter ...







    Résumé
    Lou, treize ans, intellectuellement précoce, est une élève brillante et isolée. Fille unique délaissée par une mère tombée en  dépression après la mort d'un bébé et incomprise d'un père aimant mais prisonnier de son impuissance...





      

        

    Delphine de Vigan  est une romancière française née le


    Elle est l'auteur de six romans dont l'avant-dernier en 

    2007 a été couronné par le Prix des libraires.


          





    En italien

    Gli effetti secondari dei sogni Ed. Mondadori










    "Un amour de Swann" de Marcel Proust : Swann et la jalousie, "l'ombre de son amour"





      "L'amour, dans l'anxiété douloureuse comme dans le désir heureux,
      est l'exigence d'un tout.
    Il ne naît, il ne subsiste que si une partie reste à conquérir.
    On n'aime que ce qu'on ne possède pas tout entier."


    Marcel Proust
     








    Voici l'extrait et des  liens pour étudier

    avec Mme Claudie Bertuletti








    "Swann et la jalousie"














      


    Quand il sortit le lendemain du banquet, il pleuvait à verse, il n’avait à
    sa disposition que sa victoria ; un ami lui proposa de le reconduire chez
    lui en coupé, et comme Odette, par le fait qu’elle lui avait demandé de
    venir, lui avait donné la certitude qu’elle n’attendait personne, c’est
    l’esprit tranquille et le coeur content que, plutôt que de partir ainsi dans
    la pluie, il serait rentré chez lui se coucher. Mais peut-être, si elle voyait
    qu’il n’avait pas l’air de tenir à passer toujours avec elle, sans aucune exception,
    la fin de la soirée, négligerait-elle de la lui réserver, justement
    une fois où il l’aurait particulièrement désiré.
    Il arriva chez elle après onze heures, et, comme il s’excusait de n’avoir
    pu venir plus tôt, elle se plaignit que ce fût en effet bien tard, l’orage
    l’avait rendue souffrante, elle se sentait mal à la tête et le prévint qu’elle
    ne le garderait pas plus d’une demi-heure, qu’à minuit, elle le renverrait
    ; et, peu après, elle se sentit fatiguée et désira s’endormir.
    – Alors, pas de catleyas ce soir ? lui dit-il, moi qui espérais un bon petit
    catleya.
    Et d’un air un peu boudeur et nerveux, elle lui répondit :
    – Mais non, mon petit, pas de catleyas ce soir, tu vois bien que je suis
    souffrante !
    – Cela t’aurait peut-être fait du bien, mais enfin je n’insiste pas.
    Elle le pria d’éteindre la lumière avant de s’en aller, il referma luimême
    les rideaux du lit et partit. Mais quand il fut rentré chez lui, l’idée
    lui vint brusquement que peut-être Odette attendait quelqu’un ce soir,
    qu’elle avait seulement simulé la fatigue et qu’elle ne lui avait demandé
    d’éteindre que pour qu’il crût qu’elle allait s’endormir, qu’aussitôt qu’il
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    avait été parti, elle l’avait rallumée, et fait rentrer celui qui devait passer
    la nuit auprès d’elle. Il regarda l’heure. Il y avait à peu près une heure et
    demie qu’il l’avait quittée, il ressortit, prit un fiacre et se fit arrêter tout
    près de chez elle, dans une petite rue perpendiculaire à celle sur laquelle
    donnait derrière son hôtel et où il allait quelquefois frapper à la fenêtre
    de sa chambre à coucher pour qu’elle vînt lui ouvrir ; il descendit de voiture,
    tout était désert et noir dans ce quartier, il n’eut que quelques pas à
    faire à pied et déboucha presque devant chez elle. Parmi l’obscurité de
    toutes les fenêtres éteintes depuis longtemps dans la rue, il en vit une
    seule d’où débordait – entre les volets qui en pressaient la pulpe mystérieuse
    et dorée – la lumière qui remplissait la chambre et qui, tant
    d’autres soirs, du plus loin qu’il l’apercevait, en arrivant dans la rue, le
    réjouissait et lui annonçait : « elle est là qui t’attend » et qui maintenant,
    le torturait en lui disant : « elle est là avec celui qu’elle attendait ». Il voulait
    savoir qui ; il se glissa le long du mur jusqu’à la fenêtre, mais entre
    les lames obliques des volets il ne pouvait rien voir ; il entendait seulement
    dans le silence de la nuit le murmure d’une conversation. Certes, il
    souffrait de voir cette lumière dans l’atmosphère d’or de laquelle se
    mouvait derrière le châssis le couple invisible et détesté, d’entendre ce
    murmure qui révélait la présence de celui qui était venu après son départ,
    la fausseté d’Odette, le bonheur qu’elle était en train de goûter avec
    lui.
    Et pourtant il était content d’être venu : le tourment qui l’avait forcé de
    sortir de chez lui avait perdu de son acuité en perdant de son vague,
    maintenant que l’autre vie d’Odette, dont il avait eu, à ce moment-là, le
    brusque et impuissant soupçon, il la tenait là, éclairée en plein par la
    lampe, prisonnière sans le savoir dans cette chambre où, quand il le voudrait,
    il entrerait la surprendre et la capturer ; ou plutôt il allait frapper
    aux volets comme il faisait souvent quand il venait très tard ; ainsi du
    moins, Odette apprendrait qu’il avait su, qu’il avait vu la lumière et entendu
    la causerie, et lui, qui tout à l’heure, se la représentait comme se
    riant avec l’autre de ses illusions, maintenant, c’était eux qu’il voyait,
    confiants dans leur erreur, trompés en somme par lui qu’ils croyaient
    bien loin d’ici et qui, lui, savait déjà qu’il allait frapper aux volets. Et
    peut-être, ce qu’il ressentait en ce moment de presque agréable, c’était
    autre chose aussi que l’apaisement d’un doute et d’une douleur : un plaisir
    de l’intelligence. Si, depuis qu’il était amoureux, les choses avaient repris
    pour lui un peu de l’intérêt délicieux qu’il leur trouvait autrefois,
    mais seulement là où elles étaient éclairées par le souvenir d’Odette,
    maintenant, c’était une autre faculté de sa studieuse jeunesse que sa
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    jalousie ranimait, la passion de la vérité, mais d’une vérité, elle aussi, interposée
    entre lui et sa maîtresse, ne recevant sa lumière que d’elle, vérité
    tout individuelle qui avait pour objet unique, d’un prix infini et presque
    d’une beauté désintéressée, les actions d’Odette, ses relations, ses projets,
    son passé. À toute autre époque de sa vie, les petits faits et gestes quotidiens
    d’une personne avaient toujours paru sans valeur à Swann : si on
    lui en faisait le commérage, il le trouvait insignifiant, et, tandis qu’il
    l’écoutait, ce n’était que sa plus vulgaire attention qui y était intéressée ;
    c’était pour lui un des moments où il se sentait le plus médiocre. Mais
    dans cette étrange période de l’amour, l’individuel prend quelque chose
    de si profond, que cette curiosité qu’il sentait s’éveiller en lui à l’égard
    des moindres occupations d’une femme, c’était celle qu’il avait eue autrefois
    pour l’Histoire. Et tout ce dont il aurait eu honte jusqu’ici, espionner
    devant une fenêtre, qui sait ? demain peut-être, faire parler habilement
    les indifférents, soudoyer les domestiques, écouter aux portes, ne
    lui semblait plus, aussi bien que le déchiffrement des textes, la comparaison
    des témoignages et l’interprétation des monuments, que des méthodes
    d’investigation scientifique d’une véritable valeur intellectuelle et
    appropriées à la recherche de la vérité.
    Sur le point de frapper contre les volets, il eut un moment de honte en
    pensant qu’Odette allait savoir qu’il avait eu des soupçons, qu’il était revenu,
    qu’il s’était posté dans la rue. Elle lui avait dit souvent l’horreur
    qu’elle avait des jaloux, des amants qui espionnent. Ce qu’il allait faire
    était bien maladroit, et elle allait le détester désormais, tandis qu’en ce
    moment encore, tant qu’il n’avait pas frappé, peut-être, même en le
    trompant, l’aimait-elle. Que de bonheurs possibles dont on sacrifie ainsi
    la réalisation à l’impatience d’un plaisir immédiat ! Mais le désir de
    connaître la vérité était plus fort et lui sembla plus noble. Il savait que la
    réalité de circonstances, qu’il eût donné sa vie pour restituer exactement,
    était lisible derrière cette fenêtre striée de lumière, comme sous la couverture
    enluminée d’or d’un de ces manuscrits précieux à la richesse
    artistique elle-même desquels le savant qui les consulte ne peut rester indifférent.
    Il éprouvait une volupté à connaître la vérité qui le passionnait
    dans cet exemplaire unique, éphémère et précieux, d’une matière translucide,
    si chaude et si belle. Et puis l’avantage qu’il se sentait – qu’il avait
    tant besoin de se sentir – sur eux, était peut-être moins de savoir, que de
    pouvoir leur montrer qu’il savait. Il se haussa sur la pointe des pieds. Il
    frappa. On n’avait pas entendu, il refrappa plus fort, la conversation
    s’arrêta. Une voix d’homme dont il chercha à distinguer auquel de ceux
    des amis d’Odette qu’il connaissait elle pouvait appartenir, demanda :
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    – Qui est là ?
    Il n’était pas sûr de la reconnaître. Il frappa encore une fois. On ouvrit
    la fenêtre, puis les volets. Maintenant, il n’y avait plus moyen de reculer
    et, puisqu’elle allait tout savoir, pour ne pas avoir l’air trop malheureux,
    trop jaloux et curieux, il se contenta de crier d’un air négligent et gai :
    – Ne vous dérangez pas, je passais par là, j’ai vu de la lumière, j’ai voulu
    savoir si vous n’étiez plus souffrante.
    Il regarda. Devant lui, deux vieux messieurs étaient à la fenêtre, l’un
    tenant une lampe, et alors, il vit la chambre, une chambre inconnue.
    Ayant l’habitude, quand il venait chez Odette très tard, de reconnaître sa
    fenêtre à ce que c’était la seule éclairée entre les fenêtres toutes pareilles,
    il s’était trompé et avait frappé à la fenêtre suivante qui appartenait à la
    maison voisine. Il s’éloigna en s’excusant et rentra chez lui, heureux que
    la satisfaction de sa curiosité eût laissé leur amour intact et qu’après
    avoir simulé depuis si longtemps vis-à-vis d’Odette une sorte
    d’indifférence, il ne lui eût pas donné, par sa jalousie, cette preuve qu’il
    l’aimait trop, qui, entre deux amants, dispense, à tout jamais, d’aimer assez,
    celui qui la reçoit. Il ne lui parla pas de cette mésaventure, lui-même
    n’y songeait plus.