mercredi 6 janvier 2016

Philippe Claudel "De quelques amoureux des livres" Ed. Finitude, 2015


Voici un livre à ne pas rater!

97 Écrivains, "Amoureux des livres",
qui n'ont pas réussi ...

"par diverses raisons qui tenaient aux circonstances
au siècle de leur naissance, à leur caractère, faiblesse, 
orgueil, lacheté ..."

Comme ce poète ... aux  semelles de vent 

"Ce Juan Opiedo, dont parle Borges, qui toute sa vie exerça la profession de cordonnier et qui sur chacune des semelles des chaussures qu'il rafistolait écrivait des vers de sa composition qui finissaient par disparaître peu à peu, usés par la marche sur les trottoirs de Buenos Aires" (p 63)



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DE QUELQUES AMOUREUX DES LIVRES 

que la littérature fascinait, qui aspiraient à devenir 
écrivains mais en furent empêchés par diverses raisons 
qui tenaient aux circonstances, aux siècles de leur 
naissance, à leur caractère, faiblesse, orgueil, lâcheté,
 mollesse, bravoure,  ou bien encore au hasard qui 
de la vie fait son jouet et entre les mains duquel 
nous ne sommes que de menues créatures, 
vulnérables et chagrines.


De quelques amoureux des livres


I l y eut ainsi, depuis des siècles, vivant dans une opaque et insoupçonnable solitude, des créatures qui pensaient que ce qui sourdait de leur cerveau et se traduisait en un assemblage de mots pouvait à l’humanité servir. La consoler, l’émouvoir, l’éclairer. 
On pardonna beaucoup au péché d’orgueil qui animait ces êtres. 
On les écouta souvent. On les célébra parfois. On donna à des avenues leurs noms. On sculpta dans le marbre et le bronze leur visage et leurs mains. On les coucha dans de grands dictionnaires, des encyclopé- dies. Il fallait bien voir leurs efforts se prolonger d’un écho. Mais au vrai, ils ne servirent à rien qu’à distraire les mortels de leur temps. Et leurs livres sont comme des mues tombées dans les siècles aveugles et sourds. Car rien jamais 
ne change l’homme. Rien ne remodèle la pâte dont il est fait, 
pour  une fois et pour toujours. L’Histoire n’existe pas. Le 
Temps n’est qu’une illusion qui est l’autre nom de l’espoir. Car 
il 7 en faut bien un. Sinon quoi? Mais comment dire cela à 
l’enfant quand il s’avance dans l’âge de comprendre. Nous 
sommes les dépositaires de l’éternel mensonge. Nous le prolongeons. Le monde est une brume de chaleur qui s’élève 
dans le cœur d’un été qui n’est pas un été, mais le rêve de ce 
que pourrait être un été, s’il existait, s’il existait vraiment, ailleurs que dans les livres qui sont les matières fragiles de nos mémoires. C’est cela qu’avait tenté de cerner Virgile Maubert (1962-2006), dans son roman Le cercle, autour duquel il avait tant tourné et tourné qu’il n’était jamais parvenu à traduire ce qui mordait 
chaque nuit son sommeil et ses rêves, son couple et ses heures, 
et le roman, à sa mort, n’était qu’un entassement de feuilles noircies d’une écriture penchée, comme soufflée par le vent 
d’une tempête marine, que sa femme trouva dans un tiroir de
 son bureau, tandis que le corps de Virgile – on était quelque 
trente-sept minutes après sa mort – se balançait encore au 
crochet du lustre du salon éclairé par des six ampoules basse tension qui donnaient à son 8 teint des lueurs froides et un
 peu vertes. Mais Virgile Maubert, mort avant même d’être 
Virgile Maubert car ce n’était là qu’un pseudonyme qu’il 
s’était choisi, et qu’il traîna dans l’intimité familiale comme 
une vieille pantoufle de soie perdant d’année en année son 
satiné reflet, sa femme le moquant lorsqu’elle le voyait écrire
 – oh que nos proches, ceux que nous aimons du plus profond
 de notre cœur, peuvent parfois être le miel qui nous contente
 et l’acide qui nous ronge! – lui disait, «Arrête de faire ton 
Virgile, viens plutôt m’aider à laver la vaisselle, Benoît!» car l’écrivain, même si toutes les légendes veulent nous faire croire
 le contraire est une créature coincée dans son siècle, qui possède une âme mais aussi un estomac, des intestins et un rectum,
et Virgile Maubert dont nous tairons le nom véritable, disons 
que c’était un homme avec un nom d’homme véritable et cela 
est bien suffisant, avait désiré plus que tout durant son petit 
passage sur terre rejoindre la communauté des littérateurs. Il 
n’y était pas parvenu. Il n’était pas le seul, ni le premier (p.7-9)