mardi 9 septembre 2014

Marcel Proust ""Dans le port étroit et long comme une chaussée d'eau ..."












Dans le port étroit et long comme une chaussée d'eau entre ses
quais peu élevés où brillent les lumières du soir, les passants
s'arrêtaient pour regarder, comme de nobles étrangers arrivés de
la veille et prêts à repartir, les navires qui y étaient assemblés.
Indifférents à la curiosité qu'ils excitaient chez une foule dont ils
paraissaient dédaigner la bassesse ou seulement ne pas parler
la langue, ils gardaient dans l'auberge humide où ils s'étaient
arrêtés une nuit, leur élan silencieux et immobile.
La solidité de l'étrave ne parlait pas moins des longs voyages qui
leur restaient à faire que ses avaries des fatigues qu'ils avaient
déjà supportées sur ces routes glissantes, antiques comme le
monde et nouvelles comme le passage qui les creuse et auquel
elles ne survivent pas. Frêles et résistants, ils étaient tournés avec
une fierté triste vers l'Océan qu'ils dominent et où ils sont comme
perdus. La complication merveilleuse et savante des cordages se
reflétait dans l'eau comme une intelligence précise et prévoyante
plonge dans la destinée incertaine qui tôt ou tard la brisera. Si
récemment retirés de la vie terrible et belle dans laquelle ils allaient
se retremper demain, leurs voiles étaient molles encore du vent qui
les avaient gonflées, leur beaupré s'inclinait obliquement sur l'eau
 comme hier encore leur démarche, et, de la proue à la poupe, la
courbure de leur coque semblait garder la grâce mystérieuse et
flexible de leur sillage.

Marcel Proust




On dirait que Proust a bien profité de la leçon  

   de Baudelaire : Le Port
  






Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des
luttes de la vie. L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des
nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement
des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser
les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des
navires,au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des
oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l’âme le goût
du rhythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte  de
plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni
curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère
ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui
partent  et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la
force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir.



aussi bien que de celle de  Rimbaud: Les Ponts


Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d'autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives chargées de dômes s'abaissent et s'amoindrissent. Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D'autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes montent des berges. On distingue une veste rouge, peut-être d'autres costumes et des instruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d'hymnes publics ? L'eau est grise et bleue, large comme un bras de mer.
- Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie.






 Nicolas-Jean-Baptiste Raguenet

La joute des mariniers entre le pont Notre-Dame et le pont au Change







Marcel Proust : La madeleine -Du côté de chez Swann (1913)









Marcel Proust   :

La madeleine Du côté de chez Swan


               Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et la drame de mon coucher, n’existait plus pour  moi,  quand  un  jour d’hiver,  comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un  peu  de thé.  Je  refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un  de  ces gâteaux courts et dodus appelés

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 Petites Madeleines qui semblaient avoir  été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et  bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du  gâteau  toucha  mon  palais, je tressaillis , attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé  et  du  gâteau,  mais  qu’elle  le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle? Que signifiait-elle? Où l’appréhender? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui  m’apporte  un  peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter  indéfiniment,  avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même; quand lui, le chercheur, est tout  ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de  rien. Chercher?  pas  seulement: créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas  encore  et que  seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
               Et  je  recommence  à  me  demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence de  sa  félicité,  de  sa  réalité devant  laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître.  Je  rétrograde  par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la  sensation  qui s’enfuit. Et pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit  qui  se  fatigue  sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser  à  autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur;  je  ne  sais ce que c’est, mais cela monte lentement; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées.
           Certes,  ce  qui  palpite  ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin,  trop  confusément;  à  peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées; mais je ne puis distinguer la forme,  lui  demander  comme  au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit.
           Arrivera-t-il  jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être; qui sait s’il remontera jamais de  sa nuit?  Dix  fois  il  me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre important, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.
              Et tout d’un  coup le  souvenir m’est apparu. Ce goût celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante  Léonie m’offrait  après  l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent  aperçu  depuis,  sans  en manger,  sur  les  tablettes  des  pâtissiers, leu image avait quitté ces jours de Combray  pour se lier à d’autres plus récents; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé; les formes, —et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement  sensuel,  sous son plissage sévère et dévot—s’étaient abolies, ou, ensommeillées,  avaient  perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des  choses,  seules, plus frêles mais plus vivaces,  plus  immatérielles,  plus  persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer,  sur la  ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.
               Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante  (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque là); et avec la maison, la ville, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, les  chemins qu’on prenait  si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann,  et  les  nymphéas  de  la Vivonne,  et  les  bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela que prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.





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Le Questionnaire de Marcel Proust









Le Questionnaire de Proust ( 1886)

Ma vertu préférée
Le principal trait de mon caractère
La qualité que je préfère chez les hommes
La qualité que je préfère chez les femmes
Mon principal défaut
Ma principale qualité
Ce que j'apprécie le plus chez mes amis
Mon occupation préférée
Mon rêve de bonheur
Quel serait mon plus grand malheur ?
A part moi -même qui voudrais-je être ?
Où aimerais-je vivre ?
La couleur que je préfère
La fleur que j'aime
L'oiseau que je préfère
Mes auteurs favoris en prose
Mes poètes préférés
Mes héros dans la fiction
Mes héroïnes favorites dans la fiction
Mes compositeurs préférés
Mes peintres préférés
Mes héros dans la vie réelle
Mes héroïnes préférées dans la vie réelle
Mes héros dans l'histoire
Ma nourriture et boisson préférée
Ce que je déteste par-dessus tout
Le personnage historique que je n'aime pas
Les faits historiques que je méprise le plus
Le fait militaire que j'estime le plus
La réforme que j'estime le plus
Le don de la nature que je voudrais avoir
Comment j'aimerais mourir
L'état présent de mon esprit
La faute qui m'inspire le plus d'indulgence
Ma devise

Les réponses de Marcel Proust au fameux questionnaire :

Le principal trait de mon caractère. - Le besoin d'être aimé et, pour préciser, le besoin d'être caressé et gâté bien plus que le besoin d'être admiré.
La qualité que je désire chez un homme. - Des charmes féminins.
La qualité que je désire chez une femme. - Des vertus d'homme et la franchise dans la camaraderie.
Ce que j'apprécie le plus chez mes amis. - D'être tendre pour moi, si leur personne est assez exquise pour donner un grand prix à leur tendresse.
Mon principal défaut. - Ne pas savoir, ne pas pouvoir "vouloir".
Mon occupation préférée. - Aimer.
Mon rêve de bonheur. - J'ai peur qu'il ne soit pas assez élevé, je n'ose pas le dire, j'ai peur de le détruire en le disant.
Quel serait mon plus grand malheur. - ne pas avoir connu ma mère ni ma grand-mère.
Ce que je voudrais être. - Moi, comme les gens que j'admire me voudraient.
Le pays où je désirerais vivre. - Celui où certaines choses que je voudrais se réaliseraient comme par un enchantement et où les tendresses seraient toujours partagées.
La couleur que je préfère. - La beauté n'est pas dans les couleurs, mais dans leur harmonie.
La fleur que j'aime. - La sienne- et après, toutes. L'oiseau que je préfère. - L'hirondelle.
Mes auteurs favoris en prose. - Aujourd'hui Anatole France et Pierre Loti.
Mes poètes préférés. - Baudelaire et Alfred de Vigny.
Mes héros dans la fiction. - Hamlet.
Mes héroïnes favorites dans la fiction. - Bérénice.
Mes compositeurs préférés. - Beethoven, Wagner, Schumann.
Mes peintres favoris. - Léonard de Vinci, Rembrandt.
Mes héros dans la vie réelle. - M. Darlu, M. Boutroux.
Mes héroïnes dans l'histoire. - Cléopâtre.
Mes noms favoris. - Je n'en ai qu'un à la fois.
Ce que je déteste par-dessus tout. - Ce qu'il y a de mal en moi.
Caractères historiques que je méprise le plus. - Je ne suis pas assez instruit.
Le fait militaire que j'admire le plus. - Mon volontariat !
La réforme que j'estime le plus. -
Le don de la nature que je voudrais avoir. - La volonté, et des séductions.
Comment j'aimerais mourir. - Meilleur - et aimé.
État présent de mon esprit. - L'ennui d'avoir pensé à moi pour répondre à toutes ces questions.
Fautes qui m'inspirent le plus d'indulgence. - Celles que je comprends.
Ma devise. - J'aurais trop peur qu'elle ne me porte malheur.






Marcel Proust: Nymphéas












L’extrait se présente comme une description ...


qui aboutit à un tableau impressionniste





Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriété dont l’accès était ouvert au public par celui à qui elle appartenait et qui s'y était complu à des travaux d'horticulture aquatique, faisant fleurir, dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables jardins de nymphéas. Comme les rives étaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l'eau un fond qui était habituellement d'un vert sombre mais que parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés d'après-midi orageux, j'ai vu d'un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d'apparence cloisonnée et de goût japonais. Çà et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux qu'on croyait voir flotter à la dérive, comme après l'effeuillement mélancolique d'une fête galante, des roses mousseuses en guirlandes dénouées. Ailleurs un coin semblait réservé aux espèces communes qui montraient le blanc et le rose proprets de la julienne, lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis qu'un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leurs ailes bleuâtres et glacées, sur l'obliquité transparente de ce parterre d'eau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol d'une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant l'après- midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d'un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu'il s'emplît vers le soir, comme quelque port lointain durose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu'il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux - avec ce qu'il y a d'infini - dans l'heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel.