mardi 10 avril 2018

Voltaire "Le paradis terrestre est où je suis" Le mondain (1736)





  1. Regrettera qui veut le bon vieux temps,
  2. Et l’âge d’or, et le règne d’Astrée,
  3. Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,
  4. Et le jardin de nos premiers parents ;à
  5. Moi, je rends grâce à la nature sage
  6. Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge
  7. Tant décrié par nos tristes frondeurs :
  8. Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs.
  9. J’aime le luxe, et même la mollesse,
  10. Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
  11. La propreté, le goût, les ornements :
  12. Tout honnête homme a de tels sentiments.
  13. Il est bien doux pour mon cœur très immonde
  14. De voir ici l’abondance à la ronde,
  15. Mère des arts et des heureux travaux,
  16. Nous apporter, de sa source féconde,
  17. Et des besoins et des plaisirs nouveaux.
  18. L’or de la terre et les trésors de l’onde,
  19. Leurs habitants et les peuples de l’air,
  20. Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.
  21. le bon temps que ce siècle de fer !
  22. Le superflu, chose très nécessaire,
  23. A réuni l’un et l’autre hémisphère.
  24. Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux
  25. Qui, du Texel, de Londres, de Bordeaux,
  26. S’en vont chercher, par un heureux échange,
  27. De nouveaux biens, nés aux sources du Gange,
  28. Tandis qu’au loin, vainqueurs des musulmans,
  29. Nos vins de France enivrent les sultans ?
  30. Quand la nature était dans son enfance,
  31. Nos bons aïeux vivaient dans l’ignorance,
  32. Ne connaissant ni le tien ni le mien.
  33. Qu’auraient-ils pu connaître ? ils n’avaient rien,
  34. Ils étaient nus ; et c’est chose très claire
  35. Que qui n’a rien n’a nul partage à faire.
  36. Sobres étaient. Ah ! je le crois encor :
  37. Martialo n’est point du siècle d’or.
  38. D’un bon vin frais ou la mousse ou la sève
  39. Ne gratta point le triste gosier d’Ève ;
  40. La soie et l’or ne brillaient point chez eux,
  41. Admirez-vous pour cela nos aïeux ?
  42. Il leur manquait l’industrie et l’aisance :
  43. Est-ce vertu ? c’était pure ignorance.
  44. Quel idiot, s’il avait eu pour lors
  45. Quelque bon lit, aurait couché dehors ?
  46. Mon cher Adam, mon gourmand, mon bon père,
  47. Que faisais-tu dans les jardins d’Éden ?
  48. Travaillais-tu pour ce sot genre humain ?
  49. Caressais-tu madame Ève, ma mère ?
  50. Avouez-moi que vous aviez tous deux
  51. Les ongles longs, un peu noirs et crasseux,
  52. La chevelure un peu mal ordonnée,
  53. Le teint bruni, la peau bise et tannée.
  54. Sans propreté l’amour le plus heureux
  55. N’est plus amour, c’est un besoin honteux.
  56. Bientôt lassés de leur belle aventure,
  57. Dessous un chêne ils soupent galamment
  58. Avec de l’eau, du millet, et du gland ;
  59. Le repas fait, ils dorment sur la dure :
  60. Voilà l’état de la pure nature.
  61. Or maintenant voulez-vous, mes amis,
  62. Savoir un peu, dans nos jours tant maudits,
  63. Soit à Paris, soit dans Londres, ou dans Rome,
  64. Quel est le train des jours d’un honnête homme ?
  65. Entrez chez lui : la foule des beaux-arts,
  66. Enfants du goût, se montre à vos regards.
  67. De mille mains l’éclatante industrie
  68. De ces dehors orna la symétrie.
  69. L’heureux pinceau, le superbe dessin
  70. Du doux Corrège et du savant Poussin
  71. Sont encadrés dans l’or d’une bordure ;
  72. C’est Bouchardon qui fit cette figure,
  73. Et cet argent fut poli par Germain.
  74. Des Gobelins l’aiguille et la teinture
  75. Dans ces tapis surpassent la peinture.
  76. Tous ces objets sont vingt fois répétés
  77. Dans des trumeaux tout brillants de clartés.
  78. De ce salon je vois par la fenêtre,
  79. Dans des jardins, des myrtes en berceaux ;
  80. Je vois jaillir les bondissantes eaux.
  81. Mais du logis j’entends sortir le maître :
  82. Un char commode, avec grâces orné,
  83. Par deux chevaux rapidement traîné,
  84. Paraît aux yeux une maison roulante,
  85. Moitié dorée, et moitié transparente :
  86. Nonchalamment je l’y vois promené ;
  87. De deux ressorts la liante souplesse
  88. Sur le pavé le porte avec mollesse.
  89. Il court au bain : les parfums les plus doux
  90. Rendent sa peau plus fraîche et plus polie.
  91. Le plaisir presse ; il vole au rendez-vous
  92. Chez Camargo, chez Gaussin, chez Julie ;
  93. Il est comblé d’amour et de faveurs.
  94. Il faut se rendre à ce palais magique
  95. Où les beaux vers, la danse, la musique,
  96. L’art de tromper les yeux par les couleurs,
  97. L’art plus heureux de séduire les cœurs,
  98. De cent plaisirs font un plaisir unique.
  99. Il va siffler quelque opéra nouveau,
  100. Ou, malgré lui, court admirer Rameau.
  101. Allons souper. Que ces brillants services,
  102. Que ces ragoûts ont pour moi de délices !
  103. Qu’un cuisinier est un mortel divin !
  104. Chloris, Églé, me versent de leur main
  105. D’un vin d’Aï dont la mousse pressée,
  106. De la bouteille avec force élancée,
  107. Comme un éclair fait voler le bouchon ;
  108. Il part, on rit ; il frappe le plafond.
  109. De ce vin frais l’écume pétillante
  110. De nos Français est l’image brillante.
  111. Le lendemain donne d’autres désirs,
  112. D’autres soupers, et de nouveaux plaisirs.
  113. Or maintenant, monsieur du Télémaque,
  114. Vantez-nous bien votre petite Ithaque,
  115. Votre Salente, et vos murs malheureux,
  116. Où vos Crétois, tristement vertueux,
  117. Pauvres d’effet, et riches d’abstinence,
  118. Manquent de tout pour avoir l’abondance :
  119. J’admire fort votre style flatteur,
  120. Et votre prose, encor qu’un peu traînante ;
  121. Mais, mon ami, je consens de grand cœur
  122. D’être fessé dans vos murs de Salente,
  123. Si je vais là pour chercher mon bonheur.
  124. Et vous, jardin de ce premier bonhomme,
  125. Jardin fameux par le diable et la pomme,
  126. C’est bien en vain que, par l’orgueil séduits,
  127. Huet, Calmet, dans leur savante audace,
  128. Du paradis ont recherché la place :
  129. Le paradis terrestre est où je suis