mercredi 20 août 2014

Michel Onfray "L'ordre libertaire" - La vie philosophique d'Albert Camus







Coll. C. et J. Camus, fds A. Camus, Bib. Méjanes, Aix-en-Pce, D.R.

P-01.070 A Camus à Leysin, 1947.jpg



   

Faut-il se ranger  du côté de Michel  Onfray?

 C'est un livre libertaire sidérant,

mais  je dirais plutôt que je suis du  côté d'Albert Camus,

"une des rares consciences de son époque, doué de cette angoissante sensibilité moderne... un des hommes qui ne trouvant plus une foi où s'appuyer,fait naufrage dans un monde qui a perdu son point fixe"
 (M. Stini Baldassare)

Comme dit Yves Bonnefoy de Rimbaud  
"Pour comprendre Rimbaud (Albert Camus),  désirons séparer
sa voix d'autres voix qui se sont mêlées à elle"


Il vaudrait mieux  lire d'abord ce que A. Camus  a écrit,
pas seulement L'étranger et La peste mais aussi
Noces, L'Eté, Le Mythe de Sisyphe, l'Homme révolté,
Le premier homme....

et se réjouir après qu'on puisse  se retrouver dans ce que
Michel Onfray raconte... 







  TV5

Albert Camus "L'étranger"










Les premières lignes de  L'étranger

sont aussi célèbres que l'incipit de la

Recherche

"Longtemps, je me suis couché de bonne heure",

mais alors que Marcel regrettait le  baiser de sa maman,

 Meursault paraît indifférent à  la mort de la sienne  ...


Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu
un télégramme de l'asile: «Mère décédée. Enterrement demain.
Sentiments distingués.» Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier.
L'asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d'Alger.
Je prendrai l'autobus à deux heures et j'arriverai dans l'après-midi. Ainsi,
 je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J'ai demandé deux jours de
congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille.
 Mais il n'avait pas l'air content. Je lui ai même dit : «Ce n'est pas de ma faute.»
 II n'a pas répondu. J'ai pensé alors que je n'aurais pas dû lui dire cela.
En somme, je n'avais pas à m'excuser. C'était plutôt à lui de me présenter
ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il
me verra en deuil. Pour le moment, c'est un peu comme si maman
n'était pas morte. Après l'enterrement, au contraire , ce sera une affaire
 classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.
J'ai pris l'autobus à deux heures. II faisait très chaud. J'ai mangé au restaurant,
 chez Céleste, comme d'habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi
et Céleste m'a dit: «On n'a qu'une mère.» Quand je suis parti, ils m'ont
accompagné à la porte. J'étais un peu étourdi parce qu'il a fallu que je monte
chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard.
Il a perdu son oncle, il y a quelques mois. J'ai couru pour ne pas manquer
le départ.  Cette hâte, cette course, c'est à cause de tout cela sans doute,
ajouté aux cahots, à l'odeur d'essence, à la réverbération de la route et du ciel,
que je me suis assoupi.  J'ai dormi pendant presque tout le trajet.
Et quand je me suis réveillé, j'étais tassé contre un militaire qui m'a souri
et qui m'a demandé si je venais de loin. J'ai dit «oui» pour n'avoir plus à parler.
  L'asile est à deux kilomètres du village. J'ai fait le chemin à pied. J'ai voulu voir
maman tout de suite. Mais le concierge m'a dit qu'il fallait que je rencontre
le directeur. Comme il était occupé, j'ai attendu un peu.
 Pendant tout ce temps, le concierge a parlé et ensuite, j'ai vu le directeur :
 il m'a reçu dans son bureau. C'était un petit vieux, avec la Légion d'honneur.
 Il m'a regardé de ses yeux clairs. Puis il m'a serré la main qu'il a gardée
si longtemps  que je ne savais trop comment la retirer. Il a consulté un dossier
 et m'a dit: «Mme Meursault est entrée ici il y a trois ans. Vous étiez son seul
soutien.» J'ai cru qu'il me reprochait quelque chose et j'ai commencé à lui
 expliquer. Mais il m'a interrompu: «Vous n'avez pas à vous justifier,
mon cher enfant. J'ai lu le dossier de votre mère. Vous ne pouviez subvenir
à ses besoins. Il lui fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout compte
fait, elle était plus heureuse ici.» J'ai dit: «Oui, monsieur le Directeur.» Il a ajouté:
«Vous savez, elle avait des amis, des gens de son âge. Elle pouvait partager
 avec eux des intérêts  qui sont d'un autre temps. Vous êtes jeune et elle devait
s'ennuyer avec vous.» C'était vrai. Quand elle était à la maison, maman passait
son temps à me suivre des yeux en silence. Dans les premiers jours où elle était
à l'asile, elle pleurait souvent.
Mais c'était à cause de l'habitude. Au bout de quelques mois, elle aurait pleuré
si on l'avait retirée de l'asile. Toujours à cause de l'habitude. C'est un peu pour
cela que dans la dernière année je n'y suis presque plus allé. Et aussi parce que
cela me prenait mon dimanche — sans compter l'effort pour aller à l'autobus,
prendre des tickets et faire deux heures de route.
Le directeur m'a encore parlé. Mais je ne l'écoutais presque plus. Puis il m'a dit:
«Je suppose que vous voulez voir votre mère.» Je me suis levé sans rien dire
 et il m'a précédé vers la porte. Dans l'escalier, il m'a expliqué: «Nous l'avons
transportée dans notre petite morgue. Pour ne pas impressionner les autres
Chaque fois qu'un pensionnaire meurt, les autres sont nerveux pendant deux
ou trois jours. Et ça rend le service difficile.» Nous avons traversé une cour où
 il y avait beaucoup de vieillards, bavardant par petits groupes. Ils se taisaient
 quand nous passions. Et derrière nous, les conversations reprenaient.
On aurait dit d'un jacassement assourdi de perruches. A la porte d'un petit
 bâtiment, le directeur m'a quitté: «Je vous laisse, monsieur Meursault.
Je suis à votre disposition dans mon bureau. En principe, l'enterrement est
fixé à dix heures du matin. Nous avons pensé que vous pourrez ainsi veiller
la disparue. Un dernier mot: votre mère a, paraît-il, exprimé souvent à
ses compagnons le désir d'être enterrée religieusement. J'ai pris sur moi
de faire le nécessaire. Mais je voulais vous en informer.» Je l'ai remercié.
Maman, sans être athée, n'avait jamais pensé de son vivant à la religion.



  




Albert Camus "Noces à Tipasa"







Le jeudi 7 novembre 2013  notre lycée

 a fêté le centenaire de la naissance de  
    Albert Camus :
La pensée de midi 
Aula Magna Università dell'Insubria
  
    

     
    Noces à Tipasa 
   
   
"A Tipasa, je vois équivaut à je crois"
   
   
Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les
     
ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. À certaines heures, la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils. L'odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur énorme. À peine, au fond du paysage, puis-je voir la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et s'ébranle d'un rythme sûr et pesant pour aller s'accroupir dans la mer.
   
Nous arrivons par le village qui s'ouvre déjà sur la baie. Nous entrons dans un monde jaune et bleu où nous accueille le soupir odorant et âcre de la terre d'été en Algérie. Partout, des bougainvillées rosat dépassent les murs des villas ; dans les jardins, des hibiscus au rouge encore pâle, une profusion de roses thé épaisses comme de la crème et de délicates bordures de longs iris bleus. Toutes les pierres sont chaudes. À l'heure où nous descendons de l'autobus couleur de bouton d'or, les bouchers dans leurs voitures rouges font leur tournée matinale et les sonneries de leurs trompettes appellent les habitants.
À gauche du port, un escalier de pierres sèches mène aux ruines, parmi les lentisques et les genêts. Le chemin passe devant un petit phare pour plonger ensuite en pleine campagne. Déjà, au pied de ce phare, de grosses plantes grasses aux fleurs violettes, jaunes et rouges, descendent vers les premiers rochers que la mer suce avec un bruit de baisers. Debout dans le vent léger, sous le soleil qui nous chauffe un seul côté du visage, nous regardons la lumière descendre du ciel, la mer sans une ride, et le sourire de ses dents éclatantes. Avant d'entrer dans le royaume des ruines, pour la dernière fois nous sommes spectateurs.
   
Au bout de quelques pas, les absinthes nous prennent à la gorge. Leur laine grise couvre les ruines à perte de vue. Leur essence fermente sous la chaleur, et de la terre au soleil monte sur toute l'étendue du monde un alcool généreux qui  fait vaciller le ciel. Nous marchons à la rencontre de l'amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l'amère philosophie qu'on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. Pour moi, je ne cherche pas à y être seul. J'y suis souvent allé avec ceux que j'aimais et je lisais sur leurs traits le clair sourire qu'y prenait le visage de l'amour. Ici, je laisse à d'autres l'ordre et la mesure. C'est le grand libertinage de la nature et de la mer qui m'accapare tout entier. Dans ce mariage des ruines et du printemps, les ruines sont redevenues pierres, et perdant le poli imposé par l'homme, sont rentrées dans la nature. Pour le retour de ces filles prodigues, la nature a prodigué les fleurs. Entre les dalles du forum, l'héliotrope pousse sa tète ronde et blanche, et les géraniums rouges versent leur sang sur ce qui fut maisons, temples et places publiques. Comme ces hommes que beaucoup de science ramène à Dieu, beaucoup d'années ont ramené les ruines à la maison de leur mère. Aujourd'hui enfin leur passé les quitte, et rien ne les distrait de cette force profonde qui les ramène au centre des choses qui tombent.
   
Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde !  Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon coeur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde. Mais à regarder l'échine solide du Chenoua, mon coeur se calmait d'une étrange certitude. J'apprenais à respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais. Je gravissais l'un après l'autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense, comme ce temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et d'où l'on voit le village entier, ses murs blancs et roses et ses vérandas vertes. Comme aussi cette basilique sur la colline Est : elle a gardé ses murs et dans un grand rayon autour d'elle s'alignent des sarcophages exhumés, pour la plupart à peine issus de la terre dont ils participent encore. Ils ont contenu des morts ; pour le moment il y pousse des sauges et desravenelles. La basilique Sainte-Salsa est chrétienne, mais chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient jusqu'à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres. La colline qui supporte Sainte-Salsa est plate à son sommet et le vent souffle plus largement à travers les portiques. Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l'espace.
   
Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes. Ici les dieux servent de lits ou de repères dans la course des journées. Je décris et je dis : « Voici qui est rouge, qui est bleu, qui est vert. Ceci est la mer, la montagne, les fleurs. » Et qu'ai-je besoin de parler de Dionysos pour dire que j'aime écraser les boules de lentisques sous mon nez ? Est-il même à Déméter ce vieil hymne à quoi plus tard je songerai sans contrainte : « Heureux celui des vivants sur la terre qui a vu ces choses. » Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux mystères d'Ëleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m'approcherai assez du monde. Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l'étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. Entré dans l'eau, c'est le saisissement, la montée d'une glu froide et opaque, puis le plongeon dans le bourdonnement des oreilles, le nez coulant et la bouche amère - la nage, les bras vernis d'eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus dans une torsion de tous les muscles ; la course de l'eau sur mon corps, cette possession tumultueuse de l'onde par mes jambes - et l'absence d'horizon. Sur le rivage, c'est la chute dans le sable, abandonné au monde, rentré dans ma pesanteur de chair et d'os, abruti de soleil, avec, de loin en loin, un regard pour mes bras où les flaques de peau sèche découvrent, avec le glissement de l'eau, le duvet blond et la poussière de sel.
Je, comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure. Il n'y a qu'un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c'est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l'heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j'aurai conscience, contre tous les préjugés, d'accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. Dans un sens, c'est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine de soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant. La brise est fraîche et le ciel bleu. J'aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté : elle me donne l'orgueil de ma condition d'homme. Pourtant, on me l'a souvent dit : il n'y a pas de quoi être fier. Si, il y a de quoi : ce soleil, cette mer, mon coeur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l'immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu. C'est à conquérir cela qu'il me faut appliquer ma force et mes ressources. Tout ici me laisse intact, je n'abandonne rien de moi-même, je ne revêts aucun masque : il me suffit d'apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir-vivre.
Un peu avant midi, nous revenions par les ruines vers un petit café au bord du port. La tête retentissante des cymbales du soleil et des couleurs, quelle fraîche bienvenue que celle de la salle pleine d'ombre, du grand verre de menthe verte et glacée ! Au-dehors, c'est la mer et la route ardente de poussière. Assis devant la table, je tente de saisir entre mes cils battants l'éblouissement multicolore du ciel blanc de chaleur. Le visage mouillé de sueur, mais le corps frais dans la légère toile qui nous habille, nous étalons tous l'heureuse lassitude d'un jour de noces avec le monde.
On mange mal dans ce café, mais il y a beaucoup de fruits - surtout des pêches qu'on mange en y mordant, de sorte que le jus en coule sur le menton. Les dents refermées sur la pêche, j'écoute les grands coups de mon sang monter jusqu'aux oreilles, je regarde de tous mes yeux. Sur la mer, c'est le silence énorme de midi. Tout être beau a l'orgueil naturel de sa beauté et le monde aujourd'hui laisse son orgueil suinter de toutes parts. Devant lui, pourquoi nierais-je la joie de vivre, si je sais ne pas tout renfermer dans la joie de vivre ? Il n'y a pas de honte à être heureux. Mais aujourd'hui l'imbécile est roi, et j'appelle imbécile celui qui a peur de jouir. On nous a tellement parlé de l'orgueil : vous savez, c'est le péché de Satan. Méfiance, criait-on, vous vous perdrez, et vos forces vives. Depuis, j'ai appris en effet qu'un certain orgueil... Mais à d'autres moments, je ne peux m'empêcher de revendiquer l'orgueil de vivre que le monde tout entier conspire à me donner. A Tipasa, je vois équivaut à je crois, et je ne m'obstine pas à nier ce que ma main peut toucher et mes lèvres caresser. Je n'éprouve pas le besoin d'en faire une oeuvre d'art, mais de raconter ce qui est différent. Tipasa m'apparaît comme ces personnages qu'on décrit pour signifier indirectement un point de vue sur le monde. Comme eux, elle témoigne, et virilement. Elle est aujourd'hui mon personnage et il me semble qu'à le caresser et le décrire, mon ivresse n'aura plus de fin. Il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre. Il y a aussi un temps pour créer, ce qui est moins naturel. Il me suffit de vivre de tout mon corps et de témoigner de tout mon cœur. Vivre Tipasa, témoigner et l'œuvre d'art viendra ensuite. Il y a là une liberté.
Jamais je ne restais plus d'une journée à Tipasa. Il vient toujours un moment où l'on a trop vu un paysage, de même qu'il faut longtemps avant qu'on l'ait assez vu. Les montagnes, le ciel, la mer sont comme des visages dont on découvre l'aridité ou la splendeur, à force de regarder au lieu de voir. Mais tout visage, pour être éloquent, doit subir un certain renouvellement. Et l'on se plaint d'être trop rapidement lassé quand il faudrait admirer que le monde nous paraisse nouveau pour avoir été seulement oublié.
Vers le soir, je regagnais une partie du pare plus ordonnée, arrangée en jardin, au bord de la route nationale. Au sortir du tumulte des parfums et du soleil, dans l'air maintenant rafraîchi par le soir, l'esprit s'y calmait, le corps détendu goûtait le silence intérieur qui naît de l'amour satisfait. Je m'étais assis sur un banc. Je regardais la campagne s'arrondir avec le jour. J'étais repu. Au-dessus de moi, un grenadier laissait pendre les boutons de ses fleurs, clos et côtelés comme de petits poings fermés qui contiendraient tout l'espoir du printemps. Il y avait du romarin derrière moi et j'en percevais seulement le parfum d'alcool. Des collines s'encadraient entre les arbres et, plus loin encore, un liséré de mer au-dessus duquel le ciel, comme une voile en panne, reposait de toute sa tendresse. J'avais au coeur une joie étrange, celle-là même qui naît d'une conscience tranquille. Il y a un sentiment que connaissent les acteurs lorsqu'ils ont conscience d'avoir bien rempli leur rôle, c'est-à-dire, au sens le plus précis, d'avoir fait coïncider leurs gestes et ceux du personnage idéal qu'ils incarnent, d'être entrés en quelque sorte dans un dessin fait à l'avance et qu'ils ont d'un coup fait vivre et battre avec leur propre cœur. C'était précisément cela que je ressentais : j'avais bien joué mon rôle. J'avais fait mon métier d'homme et d'avoir connu la joie tout un long jour ne me semblait pas une réussite exceptionnelle, mais l'accomplissement ému d'une condition qui, en certaines circonstances, nous fait un devoir d'être heureux. Nous retrouvons alors une solitude, mais cette fois dans la satisfaction.
Maintenant, les arbres s'étaient peuplés d'oiseaux. La terre soupirait lentement avant d'entrer dans l'ombre. Tout à l'heure, avec la première étoile, la nuit tombera sur la scène du monde. Les dieux éclatants du jour retourneront à leur mort quotidienne. Mais d'autres dieux viendront. Et pour être plus sombres, leurs faces ravagées seront nées cependant dans le coeur de la terre.
   
À présent du moins, l'incessante éclosion des vagues sur le sable me parvenait à travers tout un espace où dansait un pollen doré. Mer, campagne, silence, parfums de cette terre, je m'emplissais d'une vie odorante et je mordais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sentir son jus sucré et fort couler le long de mes lèvres. Non, ce n'était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l'accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l'amour. Amour que je n'avais pas la faiblesse de revendiquer pour moi seul, conscient et orgueilleux de le partager avec toute une race, née du soleil et de la mer, vivante et savoureuse, qui puise sa grandeur dans sa simplicité et debout sur les plages, adresse son sourire complice au sourire éclatant de ses ciels.
   
   
 "Je comprends ici ce qu'on appelle gloire :
          le droit d'aimer sans mesure"    
   
        Albert Camus et Tipasa
   
       Le bon usage 
   

Albert Camus - Lettre à Monsieur Germain










  Coll. C. et J. Camus, fds A. Camus, Bib. Méjanes, Aix-en-Pce, D.R.
P-02.016 Camus souriant (portrait) à Stockholm pour le prix Nobel, 1957 (photo Louis Joyeux).jpg





Le 17 octobre 1957, l’Académie royale de Stockholm

 décerne le Prix Nobel de littérature à

Albert Camus (1913-1960)

 "pour l’ensemble d’une oeuvre mettant en lumière les problèmes
 qui se posent de nos jours à la conscience des hommes".

 La lettre que Camus adresse alors à M. Germain est
certainement l’un des plus beaux  éloges
du métier d’instituteur.



19 novembre 1957


Cher Monsieur Germain,

J’ai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler un peu de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur Mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève. Je vous embrasse, de toutes mes forces.

Albert Camus



Et ne maquez pas de lire la réponse de Louis Germain en 1959,

faisant suite à la réception du livre Camus  de Brisville ...

 que je souhaiterais lire à tous mes collègues...

Alger, ce 30 avril 1959


Mon cher petit,

Adressé de ta main, j'ai bien reçu le livre Camus qu'à bien voulu me dédicacer son auteur J.-Cl. Brisville.
Je ne sais t'exprimer la joie que tu m'as faite par ton geste gracieux ni la manière de te remercier. Si c'était possible, je serrerais bien fort le grand garçon que tu es devenu et qui restera toujours pour moi : « Mon petit Camus ».

(...)

Qui est Camus ?J'ai l'impression que ceux qui essayent de percer ta personnalité n'y arrivent pas tout à fait. Tu as toujours montré une pudeur instinctive à déceler ta nature, tes sentiments. Tu y arrives d'autant mieux que tu es simple, direct. Et bon par-dessus le marché! Ces impressions tu me les as données en classe. Le pédagogue qui veut faire consciencieusement son métier ne néglige aucune occasion de connaître
ses élèves, ses enfants, et il s'en présente sans cesse. Une réponse, un geste, une attitude sont amplement révélateur. Je crois donc bien connaître
le gentil petit bonhomme que tu étais, et l'enfant, bien souvent, contient en germe l'homme qu'il deviendra. Ton plaisir d'être en classe éclatait de toutes parts. Ton visage manifestait l'optimisme. Et à t'étudier, je n'ai jamais soupçonné la vraie situation de ta famille. Je n'en ai eu qu'un aperçu au moment où ta maman est venue me voir au sujet de ton inscription sur la liste des candidats aux Bourses. D'ailleurs, cela se passait au moment où
tu allais me quitter. mais jusque-là tu me paraissait dans la même situation que tes camarades. Tu avais toujours ce qu'il fallait. Comme ton frère, tu étais gentiment habillé. Je crois que je ne puis faire un plus bel éloge à ta maman.

(...)

"Je crois durant toute ma carrière avoir respecté ce qu'il y a
de plus sacré dans l'enfant: le droit de chercher sa vérité"

(...)


Madame Germain et moi vous embrassons tous quatre bien fort. Affectueusement à vous.


Germain Louis





  Les 2 lettres se trouvent sous forme d' annexes au roman

  "Le premier homme" Ed Folio Gallimard (1994)