dimanche 23 mars 2014

Anonyme, Chanson de trouvère, XIIe ou XIIIe siècle : "Voulez-vous que je vous chante un chant d'amour..."

                            


                                                                                          

                                                                             






Voulez-vous que je vous chante 



Écrite au XIIe ou au XIIIe siècle, cette chanson de trouvère est une « reverdie », c’est-à-dire une chanson de printemps et d’amour. Comme dans beaucoup d’œuvres de cette époque, la figure de l’auteur est présente dans la première strophe qui présente le sujet et le genre du poème.





Voulez-vous que je vous chante

Un chant d’amour avenant ?

Vilain ne le fit mie, (1)

Mais le fit un chevalier

A l’ombre d’un olivier

Entre les bras s’amie (2)



Chemisette avait de lin

Et blanc pelisson d’hermin (3)

Et bliaut de soie ; (4)

Chausses (5) elle avait de glaïeuls

Et souliers de fleurs de mai,

Etroitement chaussée.



Ceinturette avait de feuilles

Qui verdit quand le temps meuille, (6)

D’or était boutonnée ; (7)

L’aumônière (8) était d’amour

Ses cordons étaient de fleurs :

Par amour avait été donnée.



Elle chevauchait une mule ;

D’argent était la ferrure, (9)

La selle dorée :

Sur la croupe par-derrière,

Avait planté trois rosiers

Pour lui faire ombrage.



Ainsi s’en allait en un pré :

Chevaliers l’ont rencontrée,

Bien l’ont saluée,

- Belle, où êtes-vous née ?

- De France (10) suis la louée,

Du plus haut parage. (11)



Le rossignol est mon père,

Qui chante sur la ramée (12)

Au plus haut bocage ;

Et la sirène est ma mère,

Qui chante en la mère salée

Au plus haut rivage.



-Belle, vous êtes bien née :

Bien êtes apparentée

Et de haut parage,

Plût à Dieu notre père

Que vous me fussiez donnée

A femme épousée !

1)ce n’est pas un vilain qui la composa 2)entre les bras de son amie 3)manteau d’hermine, fourrure blanche 4)corsage / sorte de longue tunique de laine ou de soie portée au Moyen Âge par les femmes et les hommes 5) Partie du vêtement masculin qui, autrefois, selon la mode, couvrait le corps de la ceinture jusqu'aux genoux (haut-de-chausses) ou jusqu'aux pieds (bas-de-chausses) 6)quand il pleut 7) Muni de boutons et qui donc se ferme au moyen de boutons 8)petite bourse portée à la ceinture 9)fer à cheval 10) de l’Île-de-France pays de la langue d’oïl, langue des trouvères 11)de grande noblesse 12)branche, rameau

Anonyme, Chanson de trouvère, XIIe ou XIIIe siècle







lundi 17 mars 2014

Charles Baudelaire "Rêve parisien"





Sagres (Portugal)

 

Rêve parisien


A Constantin Guys




I

De ce terrible paysage,

Tel que jamais mortel n'en vit,

Ce matin encore l'image,

Vague et lointaine, me ravit.



Le sommeil est plein de miracles !

Par un caprice singulier,

J'avais banni de ces spectacles

Le végétal irrégulier,



Et, peintre fier de mon génie,

Je savourais dans mon tableau

L'enivrante monotonie

Du métal, du marbre et de l'eau.



Babel d'escaliers et d'arcades,

C'était un palais infini,

Plein de bassins et de cascades

Tombant dans l'or mat ou bruni ;



Et des cataractes pesantes,

Comme des rideaux de cristal,

Se suspendaient, éblouissantes,

A des murailles de métal.



Non d'arbres, mais de colonnades

Les étangs dormants s'entouraient,

Où de gigantesques naïades,

Comme des femmes, se miraient.



Des nappes d'eau s'épanchaient, bleues,

Entre des quais roses et verts,

Pendant des millions de lieues,

Vers les confins de l'univers ;



C'étaient des pierres inouïes

Et des flots magiques ; c'étaient

D'immenses glaces éblouies

Par tout ce qu'elles reflétaient !



Insouciants et taciturnes,

Des Ganges, dans le firmament,

Versaient le trésor de leurs urnes

Dans des gouffres de diamant.



Architecte de mes féeries,

Je faisais, à ma volonté,

Sous un tunnel de pierreries

Passer un océan dompté ;



Et tout, même la couleur noire,

Semblait fourbi, clair, irisé ;

Le liquide enchâssait sa gloire

Dans le rayon cristallisé.



Nul astre d'ailleurs, nuls vestiges

De soleil, même au bas du ciel,

Pour illuminer ces prodiges,

Qui brillaient d'un feu personnel !



Et sur ces mouvantes merveilles

Planait (terrible nouveauté !

Tout pour l'oeil, rien pour les oreilles !)

Un silence d'éternité.



II

En rouvrant mes yeux pleins de flamme

J'ai vu l'horreur de mon taudis,

Et senti, rentrant dans mon âme,

La pointe des soucis maudits ;



La pendule aux accents funèbres

Sonnait brutalement midi,

Et le ciel versait des ténèbres

Sur le triste monde engourdi.









vendredi 7 mars 2014

Bernard de Ventadour " Can vei la lauzeta mover ..."




 

 Troubadours

 

Quand je vois l'alouette mouvoir

de joie ses ailes contre les rayons du soleil,

perdre conscience et se laisser choir

à cause de la douceur qui pénètre son coeur,

hélas! une si grande envie me vient

de tous ceux qui jouissent d'amour

que je suis étonné que mon coeur

aussitôt ne fonde de désir!



Hélas! je me croyais savant

d'amour, mais si peu j'en sais,

puisque je ne puis me retenir

d'aimer celle dont je n'obtiendrai rien.

elle a mon coeur et mon être,

elle-même et le monde entier;

et, en se dérobant à moi, elle ne me laissa rien

d'autre que le désir et le coeur à sa volonté.



Je n'eus plus pouvoir sur moi-même

et je ne m'appartins plus dès l'instant

où elle me laissa regarder dans ses yeux,

en ce miroir qui tant me plaît.

Miroir, depuis que je me suis miré en toi,

les profonds soupirs ont causé ma mort,

et je me suis perdu comme se perdit

le beau Narcisse dans la fontaine.



Je me désespère des dames;

jamais plus je ne me fierai en elles;

autant j'avais coutume de les exalter,

d'autant plus maintenant je les mépriserai.

Puisque je vois qu'aucune n'est de mon côté

contre celle qui me ruine et me détruit,

je les crains toutes et de toutes je me méfie,

car je sais bien qu'elles sont toutes pareilles.



Ma dame, en cela, se montre bien femme,

c'est pourquoi je lui en fais reproche;

car elle ne veut point ce qu'on doit vouloir

et, ce qu'on lui interdit, elle le fait.

Je suis tombé en disgrâce, et j'ai vraiment

agi comme le fou sur le pont;

je ne sais pourquoi cela m'arrive,

sinon d'avoir voulu grimper trop haut.



En vérité, la compassion est perdue,

et moi je n'en savais rien jusqu'ici,

car celle qui devrait en avoir le plus

n'en a guère; et où donc irai-je en chercher?

Hélas! comme il semble impossible,

pour qui la voit, de croire qu'elle laissait mourir,

sans lui porter secours, ce malheureux consumé

de désir qui sans elle n'aura jamais de salut!



Puisque auprès de ma dame ni prières, ni pitié,

ni les droits que j'ai, ne peuvent me servir,

et que rien ne lui plaît,

jamais plus je ne lui dirai que je l'aime.

Aussi je m'éloigne d'elle et renonce;

Elle m'a tué, et par la mort je lui réponds;

et je m'en vais, puisqu'elle ne me retient pas,

malheureux, en exil, je ne sais où.



Tristan, vous n'aurez plus rien de moi,

car je m'en vais, malheureux, je ne sais où.

Je renonce à chanter et m'en désiste,

et je cherche refuge contre la joie et l'amour.