Pitoyable frère ! Que d'atroces veillées je lui dus ! "Je ne me saisissais pas fervemment de cette entreprise. Je m'étais joué de son infirmité. Par ma faute nous retournerions en exil, en esclavage." Il me supposait un guignon et une innocence très-bizarres, et il ajoutait des raisons inquiétantes. Je répondais en ricanant à ce satanique docteur, et finissais par gagner la fenêtre. Je créais, par delà la campagne traversée par des bandes de musique rare, les fantômes du futur luxe nocturne. Après cette distraction vaguement hygiénique, je m'étendais sur une paillasse. Et, presque chaque nuit, aussitôt endormi, le pauvre frère se levait, la bouche pourrie, les yeux arrachés, — tel qu'il se rêvait — et me tirait dans la salle en hurlant son songe de chagrin idiot. J'avais en effet, en toute sincérité d'esprit, pris l'engagement de le rendre à son état primitif de fils du soleil, — et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule.
Et ne manquez pas cet excellent commentaire:
Vagabonds
Le titre dégage d'emblée une certaine poésie, dont il n'est pas facile de déterminer l'origine. Titre sans déterminant, comme beaucoup d'autres titres des Illuminations. Mais il n'est pas certain que de cette absence découle l'allure un peu mystérieuse de ce titre, qui doit plutôt son indétermination à l'absence de référent signalé. Qui sont ces vagabonds ? Il faudra attendre la dernière phrase du poème pour le comprendre. Indécision aussi sur le sens d'un mot aux connotations opposées. Nuance dépréciative, en général, qui sera partiellement confirmée à la fin du poème par l'impression d'errance sans but et sans espoir que recèle le quatrième verset ("Et nous errions, etc."). Mais connotation positive aussi chez Rimbaud, dont le lecteur connaît peut-être déjà des textes comme Ma Bohème, Mauvais sang, Enfance. Le vagabondage rimbaldien est généralement quête de liberté, aventure spirituelle, pauvreté choisie et assumée. On retrouvera ces valeurs dans l'image sublimée de lui-même que Rimbaud oppose, tout au long du texte, à l'image de poète déchu représentée par Verlaine.
« Ce n'était ni le diable, ni le bon Dieu, c'était Arthur Rimbaud, c'est-à-dire un très grand poète, absolument original, d'une saveur unique, prodigieux linguiste, un garçon pas comme tout le monde, non certes! De qui la vie est tout en avant, dans la lumière et dans la force, belle de logique et d'unité comme son œuvre. »
Alchimie du verbe :
"Ah ! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n'avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c'était. — Et je m'en aperçois seulement !"
Quant à la sobriété, s'il est certain que Rimbaud a écrit dans Vagabonds "vin des cavernes", et a voulu qu'on comprenne "eau des fontaines", il est non moins certain qu'il a souhaité qu'on entende "vin des tavernes" et qu'on en déduise l'écart entre la réalité biographique et la fiction littéraire. Verlaine, sur ce sujet, s'est d'ailleurs chargé de rétablir la vérité historique humoristiquement masquée par le mythe, dans Laeti et errabundi:
Entre autres blâmables excès Je crois que nous bûmes de tout, Depuis les plus grands vins français Jusqu'à ce faro, jusqu'au stout,
En passant par les eaux-de-vie Qu'on cite comme redoutables. L'âme au septième ciel ravie, Le corps, plus humble, sous les tables.
Ils buvaient de l' absinthe, Comme on boirait de l' eau, L' un s' appelait Verlaine, L' autre, c' était Rimbaud, Pour faire des poèmes, On ne boit pas de l' eau, Toi, tu n' es pas Verlaine, Toi, tu n' est pas Rimbaud, Mais quand tu dis "je t' aime", Oh mon dieu, que c' est beau, Bien plus beau qu' un poème, De Verlaine ou de Rimbaud,
Pourtant que j' aime entendre, Encore et puis encore, La chanson des amours, Quand il pleut sur la ville, La chanson des amours, Quand il pleut dans mon cœur, Et qu' on a l' âme grise, Et que les violons pleurent, Pourtant, je veux l' entendre, Encore et puis encore, Tu sais qu' elle m' enivre, La chanson de ceux-là, Qui s' aiment et qui en meurent, Et si j' ai l' âme grise, Tu sécheras mes pleurs,
Car je voudrais connaître, Ces alcools dorés, qui leur grisaient le cœur, Et qui saoulaient leur peine, Oh, fais-les-moi connaître, Ces alcools d' or, qui nous grisent le cœur, Et coulent dans nos veines, Et verse-m' en à boire, Encore et puis encore, Voilà que je m' enivre, Je suis ton bateau ivre, Avec toi, je dérive,
Et j' aime et j' en meurs, Les vapeurs de l' absinthe, M' embrument, Je vois des fleurs qui grimpent, Au velours des rideaux, Quelle est donc cette plainte, Lourde comme un sanglot, Ce sont eux qui reviennent, Encore et puis encore, Au vent glacé d' hiver, Entends-les qui se traînent, Les pendus de Verlaine, Les noyés de Rimbaud, Que la mort a figés, Aux eaux noires de la Seine, J' ai mal de les entendre, Encore et puis encore, Oh, que ce bateau ivre, Nous mène à la dérive, Qu' il sombre au fond des eaux, Et qu' avec toi, je meurs,
On a bu de l' absinthe, Comme on boirait de l' eau, Et je t' aime, je t' aime, Oh mon dieu, que c' est beau, Bien plus beau qu' un poème, De Verlaine ou de Rimbaud...
Deux pigeons s'aimaient d'amour tendre : L'un d'eux s'ennuyant au logis, Fut assez fou pour entreprendre Un voyage en lointain pays. L'autre lui dit : « Qu'allez-vous faire ? Voulez-vous quitter votre frère ? L'absence est le plus grand des maux : Non pas pour vous, cruel ! Au moins, que les travaux, Les dangers, les soins du voyage, Changent un peu votre courage. Encor si la saison s'avançait davantage ! Attendez les zéphyrs. Qui vous presse ? Un corbeau Tout à l'heure annonçait malheur à quelque oiseau. Je ne songerai plus que rencontre funeste, Que faucons, que réseaux. « Hélas, dirai-je, il pleut : « Mon frère a-t-il tout ce qu'il veut, « Bon soupé, bon gîte, et le reste ? » Ce discours ébranla le coeur De notre imprudent voyageur ; Mais le désir de voir et l'humeur inquiète L'emportèrent enfin. Il dit : « Ne pleurez point : Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite ; Je reviendrai dans peu conter de point en point Mes aventures à mon frère ; Je le désennuierai : quiconque ne voit guère N'a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint Vous sera d'un plaisir extrême. Je dirai : « J'étais là ; telle chose m'advint»; Vous y croirez être vous-même. » A ces mots en pleurant ils se dirent adieu. Le voyageur s'éloigne ; et voilà qu'un nuage L'oblige de chercher retraite en quelque lieu. Un seul arbre s'offrit, tel encor que l'orage Maltraita le pigeon en dépit du feuillage. L'air devenu serein, il part tout morfondu, Sèche du mieux qu'il peut son corps chargé de pluie, Dans un champ à l'écart voit du blé répandu, Voit un pigeon auprès : cela lui donne envie ; Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d'un lacs Les menteurs et traîtres appas. Le lacs était usé ; si bien que de son aile, De ses pieds, de son bec, l'oiseau le rompt enfin. Quelque plume y périt ; et le pis du destin Fut qu'un certain vautour à la serre cruelle Vit notre malheureux qui, traînant la ficelle Et les morceaux du lacs qui l'avaient attrapé, Semblait un forçat échappé. Le vautour s'en allait le lier, quand des nues Fond à son tour un aigle aux ailes étendues. Le pigeon profita du conflit des voleurs, S'envola, s'abattit auprès d'une masure, Crut pour ce coup que ses malheurs Finiraient par cette aventure ; Mais un fripon d'enfant (cet âge est sans pitié) Prit sa fronde, et, du coup tua plus d'à moitié La volatile malheureuse, Qui, maudissant sa curiosité, Traînant l'aile, et tirant le pié, Demi-morte et demi-boiteuse, Droit au logis s'en retourna. Que bien que mal elle arriva, Sans autre aventure fâcheuse. Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines. Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ? Que ce soit aux rives prochaines ; Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau, Toujours divers, toujours nouveau ; Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste. J'ai quelquefois aimé : je n'aurais pas alors Contre le Louvre et ses trésors, Contre le firmament et sa voûte céleste, Changé les bois, changé les lieux Honorés par le pas, éclairés par les yeux De l'aimable et jeune bergère Pour qui, sous le fils de Cythère Je servis engagé par mes premiers serments. Hélas ! Quand reviendront de semblables moments ? Faut-il que tant d'objets si doux et si charmants Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ? Ah! si mon coeur osait encor se renflammer ! Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrête ? Ai-je passé le temps d'aimer ?
Il a vécu tantôt gai comme un sansonnet, Tour à tour amoureux insoucieux et tendre, Tantôt sombre et rêveur comme un triste Clitandre, Un jour il entendit qu'à sa porte on sonnait.
C'était la Mort ! Alors il la pria d'attendre Qu'il eût posé le point à son dernier sonnet ; Et puis sans s'émouvoir, il s'en alla s'étendre Au fond du coffre froid où son corps frissonnait.
Il était paresseux, à ce que dit l'histoire, Il laissait trop sécher l'encre dans l'écritoire. Il voulait tout savoir mais il n'a rien connu.
Et quand vint le moment où, las de cette vie, Un soir d'hiver, enfin l'âme lui fut ravie, Il s'en alla disant : « Pourquoi suis-je venu ? »