samedi 11 juillet 2015

J.-K. Huysmans " En rade"






Être en rade en français signifie  être bloqué, pris en  piège,

   Jacques Marles   est le protagonsite de ce roman énigmatique

où le  rêve,  la neurasthénie  de sa femme Louise et le souvenir

 de certaines lectures bibliques anticipent l'avenir de l'écrivain 

aussi bien que certains thèmes freudiens et surréalistes.



EN RADE




Le rêve de jacques

Il s'appliquait à engourdir ses angoisses par des occupations mécaniques et vaines; il compta les losanges du panneau, constatant avec soin les morceaux rapportés du papier de tenture dont les dessins ne joignaient pas; soudain un phénomène bizarre se produisit: les bâtons verts des treilles ondulèrent, tandis que le fond saumâtre du lambris se ridait tel qu'un cours d'eau.Et ce friselis de la cloison jusqu'alors immobile s'accentua; le mur, devenu liquide, oscilla, mais sans s'épandre; bientôt, il s'exhaussa, creva le plafond, devint immense, puis ses moellons coulants s'écartèrent et une brèche énorme s'ouvrit, une arche formidable sous laquelle s'enfonçait une route.Peu à peu, au fond de cette route, un palais surgit qui se rapprocha, gagna sur les panneaux, les repoussant, réduisant ce porche fluide à l'état de cadre, rond comme une niche, en haut, et droit, en bas.Et ce palais qui montait dans les nuages avec ses empilements de terrasses, ses esplanades, ses lacs enclavés dans des rives d'airain, ses tours à collerettes de créneaux en fer, ses dômes papelonnés* d'écailles, ses gerbes d'obélisques aux pointes couvertes ainsi que des pics de montagne d'une éternelle neige, s'éventra sans bruit, puis s'évapora, et une gigantesque salle apparut pavée de porphyre, supportée par de vastes piliers aux chapiteaux fleuronnés de coloquintes de bronze et de lys d'or. Derrière ces piliers, s'étendaient des galeries latérales, aux dalles de basalte bleu et de marbre, aux solivages de bois d'épine et de cèdre, aux plafonds caissonnés*, dorés comme des châsses; puis, dans la nef même, au bout du palais arrondi tel que les chevets à verrières des basiliques, d'autres colonnes s'élançaient en tournoyant jusqu'aux invisibles architraves d'un dôme, perdu, comme exhalé, dans l'immesurable fuite des espaces.
Autour de ces colonnes réunies entre elles par des espaliers de cuivre rose, un vignoble de pierreries se dressait en tumulte, emmêlant des cannetilles d'acier, tordant des branches dont les écorces de bronze suaient de claires gommes de topazes et des cires irisées d'opales. Partout grimpaient des pampres découpés dans d'uniques pierres; partout flambait un brasier d'incombustibles ceps, un brasier qu'alimentaient les tisons minéraux des feuilles taillées dans les lueurs différentes du vert, dans les lueurs vert-lumière de l'émeraude, prasines* du péridot*, glauques de l'aigue-marine, jaunâtres du zircon*, céruléennes* du béryl*; partout, du haut en bas, aux cimes des échalas, aux pieds des tiges, des vignes poussaient des raisins de rubis et d'améthystes, des grappes de grenats et d'amaldines*, des chasselas de chrysoprases, des muscats gris d'olivines et de quartz, dardaient de fabuleuses touffes d'éclairs rouges, d'éclairs violets, d'éclairs jaunes, montaient en une escalade de fruits de feu dont la vue suggérait la vraisemblable imposture d'une vendange prête à cracher sous la vis du pressoir un moût éblouissant de flammes ! Çà et là, dans le désordre des frondaisons et des lianes, ces ceps fusaient, à toute volée, se rattrapant par leurs vrilles à des branches qui formaient berceau et au bout desquelles se balançaient de symboliques grenades dont les hiatus carminés d'airain caressaient la pointe des corolles phalliques jaillies du sol. Cette inconcevable végétation s'éclairait d'elle-même; de tous côtés, des obsidianes* et des pierres spéculaires incrustées dans des pilastres, réfractaient, en les dispersant, les lueurs des pierreries qui, réverbérées en même temps par les dalles de porphyre, semaient le pavé d'une ondée d'étoiles. Soudain la fournaise du vignoble, comme furieusement attisée, gronda; le palais s'illumina de la base au faîte, et soulevé sur une sorte de lit, le Roi parut, immobile dans sa robe de pourpre, droit sous ses pectoraux d'or martelé, constellés de cabochons, ponctués de gemmes, la tête couverte d'une mitre turriculée, la barbe divise* et roulée en tube, la face d'un gris vineux de lave, les pommettes osseuses, en saillie sous des yeux creux. Il regardait à ses pieds, perdu dans un rêve, absorbé par un litige d'âme, las peut-être de l'inutilité de la toute-puissance et des inaccessibles aspirations qu'elle fait naître; dans son oeil pluvieux, couvert tel qu'un ciel bas, l'on sentait la disette de toute joie, l'abolition de toute douleur, l'épuisement même de la haine qui soutient et de la férocité dont le régal continué s'émousse. entement enfin, il leva la tête et vit, devant un vieillard au crâne en oeuf, aux yeux forés de travers sur un nez en gourde, aux joues sans poils, granulées ainsi qu'une chair de poule et molles, une jeune fille debout, inclinée, haletante et muette. Elle avait la tête nue et ses cheveux très blonds pâlis par des sels et nuancés par des artifices de reflets mauves coiffaient son visage comme d'un casque un peu enfoncé, couvrant le sommet de l'oreille, descendant tel qu'une courte visière sur le haut du front. Le cou dégagé restait nu, sans un bijou, sans une pierre, mais, des épaules aux talons, une étroite robe la précisait, serrant les bulles timorées de ses seins, affûtant leurs pointes brèves, lignant les ambages ondulés du torse, tardant aux arrêts des hanches, rampant sur la courbe exiguë du ventre, coulant le long des jambes indiquées par cette gaine et rejointes, une robe d'hyacinthe d'un violet bleu, ocellée comme une queue de paon, tachetée d'yeux aux pupilles de saphir montées dans des prunelles en satin d'argent. Elle était petite, à peine développée, presque garçonnière, un tantinet dodue, très amenuisée, toute frêle; ses yeux bleus flore étaient reculés vers les tempes par des tirets de teinture lilas et estompés en dessous pour les faire fuir; ses lèvres fardées crépitaient dans une pâleur surhumaine, dans une pâleur définitive acquise par un décolorement* voulu du teint; et la mystérieuse odeur qui émanait d'elle, une odeur aux âmes liées et discernables, expliquait ce blanc subterfuge par les pouvoirs des parfums de décomposer les pigments de la peau et d'altérer pour jamais le tissu du derme.
Cette odeur flottait autour d'elle, l'auréolait, pour ainsi dire, d'un halo d'arômes, s'évaporait de sa chair par bouffées tantôt agiles et tantôt lourdes. Sur une première couche de myrrhe, au relent résineux et brusque, aux effluences amères presque hargneuses, à la senteur noire, une huile de cédrat s'était posée, impatiente et fraîche, un parfum vert, qu'arrêtait la solennelle essence du baume de Judée dont la nuance fauve dominait, à son tour contenue, comme asservie, par les rouges émanations de l'oliban.
Ainsi debout dans sa robe égrenée de flammes bleues, imbibée d'effluves, les bras ramenés derrière le dos, la nuque un peu renversée sur le cou tendu, elle demeurait immobile mais, par instants, des frissons passaient sur elle et les yeux de saphir tremblaient, en pétillant, dans leurs prunelles d'étoffe remués par la hâte des seins. Alors l'homme à la tête glabre, au crâne en oeuf, s'approcha d'elle, des deux mains saisit la robe qui glissa et la femme jaillit, complètement nue, blanche et mate, la gorge à peine sortie, cerclée autour du bouton d'une ligne d'or, les jambes fuselées, charmantes, le ventre gironné d'un nombril glacé d'or, moiré au bas comme les cheveux de reflets mauves. Dans le silence des voûtes, elle fit quelques pas, puis s'agenouilla et la pâleur inanimée de sa face s'accrut encore.
Reflété par le porphyre des dalles, son corps lui apparaissait tout nu; elle se voyait, telle qu'elle était, sans étamine, sans voile, sous le regard en arrêt d'un homme; le respect épeuré qui, tout à l'heure, la faisait frémir devant le muet examen d'un Roi, la détaillant, la scrutant avec une savourante* lenteur, pouvant, s'il la congédiait d'un geste, insulter à cette beauté que son orgueil de femme jugeait indéfectible et consommée, presque divine, se changeait en la pudeur éperdue, en l'angoisse révoltée d'une vierge livrée aux mutilantes caresses du maître qu'elle ignore. La transe d'une irréparable étreinte, rudoyant sa peau anoblie par les baumes, broyant sa chair intacte, descellant, violant, le ciboire fermé de ses flancs, et, surgissant plus haut que la vanité du triomphe, le dégoût d'un ignoble holocauste, sans attache d'un lendemain peut-être, sans balbuties d'un personnel amour leurrant par d'ardentes simagrées d'âme la douleur corporelle d'une plaie, l'anéantirent; — et la posture qu'elle gardait écartant ses membres, elle aperçut devant elle, dans la glace du pavé noir, les couronnes d'or de ses seins, l'étoile d'or de son ventre et sous sa croupe géminée, ouverte, un autre point d'or. L'oeil du Roi vrilla cette nudité d'enfant et lentement il étendit vers elle la tulipe en diamant de son sceptre dont elle vint, défaillante, baiser le bout. Il y eut un vacillement dans l'énorme salle; des flocons de brume se déroulèrent, ainsi que ces anneaux de fumée qui, à la fin des feux d'artifice, brouillent les trajectoires des fusées et dissimulent les paraboles en flammes des baguettes; et, comme soulevé par cette brume, le palais monta s'agrandissant encore, s'envolant, se perdant dans le ciel, éparpillant, pêle-mêle, sa semaille* de pierreries dans le labour noir où scintillait, là-haut, la fabuleuse moisson des astres. Puis, peu à peu, le brouillard se dissipa; la femme apparut, renversée, toute blanche, sur les genoux de pourpre, le buste cabré sous le bras rouge qui la tisonnait. 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un grand cri rompit le silence, se répercuta sous les voûtes.

— Hein ? quoi !
La chambre était noire comme un cul de four. — Jacques restait abasourdi, le cœur battant, le bras pétri par des mains crispées. Il écarquillait les yeux dans l'ombre; le palais, la femme nue, le Roi, tout avait disparu.






Jacques et Louise Marles sont ruinés. Pour fuir leurs créanciers, ils partent en Brie, dans un château dont Antoine, l’oncle de Louise, a la garde. Arrivés sur place, ils constatent que le château de Lourps est une ruine battue par les vents et hantée par les chats-huants. La promesse du repos et du réconfort s’éloigne rapidement. Aux tracas parisiens se substituent les misères provinciales.Antoine et Norine, sa femme, sont des paysans filous, âpres au gain, avares et malhonnêtes. Ils ne voient en Louise et Jacques que des Parisiens à rançonner. Ressassant leur pauvreté et égrenant la liste de leurs prétendus malheurs paysans, ils incarnent l’image populaire des provinciaux rustres et malappris. Leur langage à lui seul, entre patois et jurons, se veut l’illustration de leur caractère grossier. Étymologiquement, Jacques est l’un d’eux par son prénom, mais tout son être se révolte et se rebiffe : pour lui, il est impensable de s’assimiler à cette population frustre. Et pourtant, dans sa solitude exacerbée, il croit trouver un plaisir à la compagnie des navrants paysans.Dès le début du séjour, Jacques est traversé de rêves et d’hallucinations qui le laissent épuisé. « Il tenta de s’analyser, s’avoua qu’il se trouvait dans un état désorbité d’âme, soumis contre toute volonté à des impressions externes, travaillé par des nerfs écorchés en révolte contre sa raison, dont les misérables défaillances s’étaient, quand même, dissipées depuis la venue du jour. » (p.76) Des heures entières, Jacques revit les songes qui ont occupé son esprit : « l’insondable énigme du Rêve le hantait. » (p.78) C’est ainsi qu’il occupe de mornes journées. Jacques s’ennuie maladivement : plus sa mélancolie s’aggrave, plus l’ennui se fait prégnant et cet ennui entraîne une mélancolie toujours plus profonde. Mais, à l’inverse de l’illustre Des Esseintes, héros du précédent roman de Huysmans, Jacques n’a pas de fortune pour tenter de tromper l’ennui. Sa misère lui est une douleur supplémentaire, une barrière à un hypothétique bonheur. Le château en ruines est propre aux fantasmagories les plus hideuses et aux suppositions les plus baroques. Son immensité délabrée et ses mystères insondés ont quelque chose de gothique qui cède finalement au pathétique le plus profond. Nul secret et nulle merveille en ces murs poussiéreux, le château n’est qu’une bâtisse aussi vide que l’âme de Jacques, une incarnation architecturale du taedium vitae. À l’instar de Jacques qui se laisse glisser dans une mélancolie néfaste, le château de Lourps rend les armes devant le temps et les hommes. Les ténébreux songes de Jacques ne sont finalement que l’écho de ses promenades vaines dans les couloirs du triste manoir. « Les cauchemars de Jacques étaient patibulaires et désolants, laissaient dès le réveil, un funèbre impression qui stimulait la mélancolie des pensées déjà lasses de se ressasser, à l’état de veille, dans le milieu de ce château vide. » (p. 199)
Dans la solitude et l’indigence campagnarde, la maladie de nerfs de Louise s’aggrave. Et le couple se délite inexorablement. L’épouse refuse sa couche à l’époux et l’homme s’exaspère de cette chasteté forcée autant qu’il s’énerve de ne plus désirer sa femme. « Ce séjour à Lourps aura vraiment eu de bien heureuses conséquences ; il nous aura mutuellement initiés à l’abomination de nos âmes et de nos corps. » (p. 211) À cela s’ajoutent les terreurs causées par le manque d’argent et les angoisses des comptes qui laissent la bourse de plus en plus vide. Pour Jacques et son épouse, ce séjour en province n’aura rien résolu. Le retour à Paris, espéré et idéalisé, porte à peine la promesse de lendemains meilleurs. « Ce départ ferait-il taire la psalmodie de ses pensées tristes et décanterait-il cette détresse d’âme dont il accusait la défection de sa femme d’être la cause ? Il sentait bien qu’il ne pardonnerait pas aisément à Louise de s’être éloignée de lui au moment où il aurait voulu se serrer contre elle. » (p. 211) Dans ce roman, Huysmans s’essaie au symbolisme et à la transcription du rêve. Une nouvelle fois, il fait montre d’une remarquable puissance d’évocation dans ses descriptions : entre hypotyposes et ekphrasis, elles ne laissent rien au hasard et le lecteur n’est privé d’aucun détail. Dans Là-bas, Huysmans faisait s’élever les murs à partir de ruines, ici il fait tomber les murs et révèle les ruines à venir. L’opposition Paris/province est savoureuse, mais ce roman m’a assez rapidement lassée et je l’ai achevé sans plaisir. Si j’ai retrouvé la belle plume de Huysmans, j’ai le sentiment qu’il s’est écouté écrire : bien que l’auteur propose des phrases sublimes, il aurait pu faire l’économie de quelques formulations, voire de quelques pages.