vendredi 22 août 2014

Le "Spleen" Baudelairien : SPLEEN LIX - LX - LXI - LXII (ED. 1957)




Le "spleen" baudelairien est essentiellement métaphysique.

Face  aux maux qui l'oppressent le poète cherche désespérément

à s'évader vers les sphères de l'Idéal, mais le réel vient sans 

cesse arrêter ses élans.

  
Cette exploration de la misère humaine conduit à un écrasement

de l'être qui constitue,  avec diverses  nuances , l'état de spleen :

solitude morale, sentiment d'incurable ennui, pensées macrabres,

malaises et hallucinations poussès jusqu'aux limites de la folie.

 (Collection A. Lagarde - L.Michard  XIX  siècle Ed. BORDAS)









LIX - Spleen

Pluviôse, irrité contre la ville entière,
De son urne à grands flots verse un froid ténébreux
Aux pâles habitants du voisin cimetière
Et la mortalité sur les faubourgs brumeux.

Mon chat sur le carreau cherchant une litière
Agite sans repos son corps maigre et galeux;
L'âme d'un vieux poète erre dans la gouttière
Avec la triste voix d'un fantôme frileux.

Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée
Accompagne en fausset la pendule enrhumée
Cependant qu'en un jeu plein de sales parfums,

Héritage fatal d'une vieille hydropique,
Le beau valet de coeur et la dame de pique
Causent sinistrement de leurs amours défunts.






LX - Spleen

J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.

Un gros meuble à tiroirs encombrés de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C'est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
- Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher
Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché.

Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L'ennui, fruit de la morne incuriosité
Prend les proportions de l'immortalité.
- Désormais tu n'es plus, ô matière vivante!
Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d'un Sahara brumeux
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche
Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.







LXI - Spleen

Je suis comme le roi d'un pays pluvieux,
Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux,
Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes,
S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes.
Rien ne peut l'égayer, ni gibier, ni faucon,
Ni son peuple mourant en face du balcon.
Du bouffon favori la grotesque ballade
Ne distrait plus le front de ce cruel malade;
Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau,
Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau,
Ne savent plus trouver d'impudique toilette
Pour tirer un souris de ce jeune squelette.
Le savant qui lui fait de l'or n'a jamais pu
De son être extirper l'élément corrompu,
Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent,
Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,
II n'a su réchauffer ce cadavre hébété
Où coule au lieu de sang l'eau verte du Léthé







LXII - Spleen

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
II nous verse un jour noir plus triste que les nuits;

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.




Charles Baudelaire "Au lecteur"




Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !



"Ah insensé qui crois que je ne suis pas toi!"

Victor Hugo , Préface des Contemplations (1856)









Au Lecteur

La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.

Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ;
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.

Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.

C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !
Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;
Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.

Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange
Le sein martyrisé d'une antique catin,
Nous volons au passage un plaisir clandestin
Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.

Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes,
Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,
Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.

Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,
N'ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie.

Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,
Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,
Dans la ménagerie infâme de nos vices,

II en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !
Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde ;

C'est l'Ennui ! L'oeil chargé d'un pleur involontaire,
II rêve d'échafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
- Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !





                               COMMENTAIRES   







                                      leblogdetoni

Le Nautilus : Baudeliare et Les Fleurs du Mal







Le site "Le Nautilus " propose  une excellente présentation

de Baudelaire et des Fleurs du Mal, à travers l'analyse

de quelques poèmes, avec des chansons et des vidéos.









À ne pas manquer !





Un site à voir et à revoir en vue de l'ESABAC :


le cahier de textes de la classe :







Charles Baudelaire : Sa mère et ses femmes aimées dans "Les fleurs du mal"





Il a toujours souhaité ne pas "prostituer les choses saintes
de la famille", toutefois on peut retrouver dans
Les Fleurs du Mal

2 poèmes faisant référence à sa mère


Caroline Archembaut-Dufays

Lettre à sa mère , le 11 janvier 1858

" Vous n'avez donc pas remarqué qu'il y a dans Les Fleurs du
 mal deux pièces vous concernant, ou du moins allusionnelles
 à des détails intimes de notre ancienne vie "


Dans


  
Où il garde un souvenir ému de sa vielle servante  Mariette. 
Il peint  ici un tableau d'un  grand lyrisme inspiré par la
mort qui remonte à Villon.


Dans Je n'ai pas oublié, voisine de la ville 

Le souvenir de cette blanche maison
lui rappelle son enfance,


à Neuilly avant le remariage de sa maman



Je n'ai pas oublié, voisine de la ville,
Notre blanche maison, petite mais tranquille;
Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus
Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus,
Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,
Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe
Semblait, grand oeil ouvert dans le ciel curieux,
Contempler nos dîners longs et silencieux,
Répandant largement ses beaux reflets de cierge
Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.


 
  


Trois femmes ont marqué   sa vie 


Jeanne Duval, la Vénus noire

Elle est la « maîtresse des maîtresses » dans le poème
Le Balcon, et ce sont  ses charmes qui inspirèrent les vers de Parfum Exotique,
La ChevelureLe Serpent qui Danse...
                            

           Parfum exotique


Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud 'automne,
Je respire l'odeur de ton sein chaleureux, 
Je vois se dérouler des rivages heureux 
Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone;
 Une île paresseuse où la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux; 
Des hommes dont le corps est mince et vigoureux, 
Et des femmes dont l'oeil par sa franchise étonne.
  
Guidé par ton odeur vers de charmants climats,
Je vois un port rempli de voiles et de mâts
Encor tout fatigués par la vague marine,
   
Pendant que le parfum des verts tamariniers,
Qui circule dans l'air et m'enfle la narine,
Se mêle dans mon âme au chant des mariniers



  Apollonie Sabatier



Baudelaire lui voue une admiration  plus spirituelle.
Au sein du recueil, on distingue un cycle « Madame Sabatier », dont les poèmes Tout entièreQue diras-tu ce soirLe Flambeau VivantRéversibilitéConfessionL’Aube SpirituelleHarmonie du Soir.



Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir; 
Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir; 
Valse mélancolique et langoureux vertige!

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir;
Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige; 
Valse mélancolique et langoureux vertige! 
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige,
Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir! 
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir; 
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige.

Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige! 
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige...
 Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir!


Marie Daubrun


Baudelaire s'aventure dans les bras de sa muse, pour
une liaison brève et orageuse, mais à l'issue féconde
pour l'oeuvre du poète


(Les Chats, Le Poison, Ciel Brouillé, L’Invitation au Voyage).






Mon enfant, ma soeur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble!
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble!
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.


Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient  notre chambre
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l'ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l'âme en secret
Sa douce langue natale
.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux 
Dont l'humeur est vagabonde; 
C'est pour assouvir 
Ton moindre désir 
Qu'ils viennent du bout du monde.
— Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D'hyacinthe et d'or;
Le monde s'endort
Dans une chaude lumière.


Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.










Charles Baudelaire "L'Albatros"







L’oiseau et le poète ont en commun la plume, l’outil 
de liberté. La plume de l’albatros l’aide à voler, celle 
du poète lui permet d’écrire : pour tous les deux, 
c’est le seul moyen d’être libre, de vivre un idéal






L'Albatros


Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres (1) amers.


A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux(2),
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons (3) traîner à  côté d'eux.


Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule(4)!
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid!
L'un agace son bec avec un brûle-gueule(5),
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait!










À écouter





Deuxième poème de la section "Spleen et Idéal" des "Fleurs du mal"
"L'Albatros" est un souvenir d'une scène en mer  lors du voyage de
Baudelaire à  la Réunion en 1841.


Symbole du poète qui se sent étranger dans une société
qui ne le comprend pas,  ces quatre quatrains,  à rimes croisés,
superposent les 2 cotés réaliste et symboliste  par  une réflexion
manichéenne entre  ciel et terre, matérailité et spiritualité, où ,
sans doute,  on peut  retrouver la  source dans le thème chrétien
de la faute originelle et de la chute : Poète croyant? Non!
Mais hanté de cette double obsession entre Bien et Mal
qui le conduit  à une recherche qui parcourt tout le recueil
jusqu' "Au fond de l'Inconnu pour trouver  du nouveau"
dans le "Voyage", dernier poème de  "Les Fleurs du mal"

  










Léo Ferré