dimanche 27 janvier 2019

Robert Antelme, L'espèce humaine, 1947



Auschwitz  27 janvier 1945 - 27 janvier 2019

Vous étiez vingt et cent, vous étiez des milliers,
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés,
Qui déchiriez la nuit de vos ongles battants,
Vous étiez des milliers, vous étiez vingt et cent

(Jean Ferrat  ils étaient vingt et cent)



En 1944, Robert Antelme, membre de la résistance, est arrêté et envoyé en déportation. Il va rester quelques mois à Gandersheim, un kommando proche de Buchenwald où il fera différents travaux extérieurs avant de travailler dans une usine dans des conditions très éprouvantes. Alors que les alliés approchent du camp, il est transféré vers Dachau où il sera libéré le 29 avril 1945. Il raconte dans ce livre ce qu’il a vécu dans les camps.


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« À nous-mêmes ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable», écrit Robert Antelme pour montrer la difficulté de parler au retour de la déportation. Et pourtant, L’Espèce humaine tente de mettre en mots une tentative bien réelle de la déshumanisation.

Dehors, la vallée est noire. Aucun bruit n'en arrive. Les chiens dor­ment d'un sommeil sain et repu. Les arbres respirent calmement. Les insectes nocturnes se nourrissent dans les prés. Les feuilles transpirent, et l'air se gorge d'eau. Les prés se couvrent de rosée et brilleront tout à l'heure au soleil. Ils sont là, tout près, on doit pouvoir les toucher, caresser cet immense pelage. Qu'est-ce qui se caresse et comment caresse-t-on ? Qu'est-ce qui est doux aux doigts, qu'est-ce qui est seulement à être caressé ?
Jamais on n'aura été aussi sensible à la santé de la nature. Jamais on n'aura été aussi près de confondre avec la toute-puissance de l'arbre qui sera sûrement encore vivant demain. On a oublié tout ce qui meurt et qui pourrit dans cette nuit forte, et les bêtes malades et seules. La mort a été chassée par nous des choses de la nature, parce que l'on n'y voit aucun génie qui s'exerce contre elles et les poursuive. Nous nous sentons comme ayant pompé tout pourrissement possible. Ce qui est dans cette salle apparaît comme la maladie extraordinaire, et notre mort ici comme la seule véritable. Si ressemblants aux bêtes, toute bête nous est devenue somptueuse ; si semblables à toute plante pourrissante, le destin de cette plante nous paraît aussi luxueux que celui qui s'achève par la mort dans le lit. Nous sommes au point de ressembler à tout ce qui ne se bat que pour manger et meurt de ne pas manger, au point de nous nive­ler sur une autre espèce, qui ne sera jamais nôtre et vers laquelle on tend ; mais celle-ci qui vit du moins selon sa loi authentique - les bêtes ne peuvent pas devenir plus bêtes - apparaît aussi somptueuse que la nôtre « véritable» dont la loi peut être aussi de nous conduire ici. Mais il n'y a pas d'ambi­guïté, nous restons des hommes, nous ne finirons qu'en hommes. La distance qui nous sépare d'une autre espèce reste intacte, elle n'est pas historique. C'est un rêve SS de croire que nous avons pour mission historique de changer d'espèce, et comme cette mutation se fait trop lentement, ils tuent. Non, cette maladie extraordinaire n'est autre chose qu'un moment culminant de l'histoire des hommes. Et cela peut signifier deux choses : d'abord que l'on fait l'épreuve de la solidité de cette espèce, de sa fixité. Ensuite, que la variété des rapports entre les hommes, leur couleur, leurs coutumes, leur formation en classes masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord de la nature, à l'approche de nos limites : il n'y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. C'est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. C'est parce qu'ils auront tenté de mettre en cause l'unité de l'espèce qu'ils seront fina­lement écrasés. Mais leur comportement et notre situation ne sont que le grossissement, la caricature extrême - où personne ne veut, ni ne peut sans doute se reconnaître - de comportements, de situations qui sont dans le monde et qui sont même cet « ancien monde véritable» auquel nous rêvons. Tout se passe effectivement là-bas comme s'il y avait des espèces - ou plus exactement comme si l'appartenance à l'espèce n'était pas sûre, comme si l'on pouvait y entrer et en sortir, n'y être qu'à demi ou y parvenir pleinement, ou n'y jamais parvenir même au prix de générations -, la division en races ou en classes étant le canon de l'espèce (1) et entretenant l'axiome (2) toujours prêt, la ligne ultime de défense : « Ce ne sont pas des gens comme nous. »
Eh bien, ici, la bête est luxueuse, l'arbre est la divinité et nous ne pou­vons devenir ni la bête ni l'arbre. Nous ne pouvons pas et les SS ne peuvent pas nous y faire aboutir. Et c'est au moment où le masque a emprunté la figure la plus hideuse, au moment où il va devenir notre figure, qu'il tombe. Et si nous pensons alors cette chose qui, d'ici, est certainement la chose la plus considérable que l'on puisse penser: « Les SS ne sont que des hommes comme nous» [...] nous sommes obligés de dire qu'il n'y a qu'une espèce humaine.

  Robert Antelme, L'espèce humaine, 1947




[1] Canon de l’espèce : le moyen d’évaluation, le critère de reconnaissance et de mesure de l’espèce.
[2] Principe, fondement d’un système.




Robert Antelme, résistant français, (1917 -1990). Antelme et Marguerite Duras (son épouse à l’époque) étaient résistants pendant la guerre. Tombés dans un guet-apens, M. Duras parvient à s’enfuir tandis qu’ Antelme est arrêté et envoyé d’abord à Buchenwald puis à Bad Gandersheim, un petit kommando dépendant de Buchenwald et enfin, il est retrouvé en avril 1945 par Jacques Morland (nom de guerre de François Mitterrand), dans le camp de Dachau, épuisé et miné par des mois de détention et atteint du typhus.

Deux ans plus tard, il écrit L'Espèce humaine, (1947). Le livre est dédié à Marie Louise, sa sœur morte en déportation. Il l’écrit afin de témoigner contre l’oubli et tâcher de transmettre ce qui peut sembler intransmissible : l’expérience des camps. A son retour  il pesait 35 kilos et ne cessait de parler, jour et nuit.
« A peine commencions-nous à raconter », note Antelme dans son avant-propos à L’espèce humaine« que nous suffoquions. A nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable » (1947). Il résume ici la double difficulté à laquelle se heurte son discours de survivant : celle d’exprimer une expérience tellement chargée émotionnellement qu’elle lui coupe littéralement le souffle ; celle de transmettre au public qui n’a pas connu l’univers concentrationnaire quelque chose qui est tellement en-dehors de la norme, que sa plausibilité paraît problématique. La mise en mots doit permettre de faire comprendre et éprouver à l’autre une expérience qui enfreint scandaleusement les règles du vraisemblable.
Ce récit autobiographique relate donc la vie d’un groupe plus que d’un individu, et se rapproche donc du genre des mémoires. Il évoque la volonté des nazis de contester aux déportés l’appartenance à l’espècehumaine, et vient proclamer que, quoi qu’aient entrepris les nazis envers les détenus des camps, ils n’ont pu,comme ils le désiraient, leur ôter leur statut d’êtres humains : par le refus de s’humilier pour quémander, par le partage, la compassion entre détenus, s’affirme l’irréductible humanité.