mercredi 20 juin 2018

Pau Valéry "Palme" - Charmes (1926)

La lecture de Philippe Lançon Le lambeau, hospitalisé suite aux blessures du 7 janvier 2015  ( Comment se reconstruire, dans sa chair et dans sa tête, lorsqu’on a survécu au bouleversement intime que représente un attentat ?) me renvoit à ce beau poème méditerranéen de Paul Valéry, 





À Yeannie

De sa grâce redoutable
Voilant à peine l’éclat,
Un ange met sur ma table
Le pain tendre, le lait plat;
Il me fait de la paupière
Le signe d’une prière
Qui parle à ma vision:
-Calme, calme, reste calme!
Connais le poids d’une palme
Portant sa profusion!

Pour autant qu’elle se plie
À l’abondance des biens,
Sa figure est accomplie,
Ses fruits lourds sont ses liens.
Admire comme elle vibre,
Et comme une lente fibre
Qui divise le moment,
Départage sans mystère
L’attirance de la terre
Et le poids du firmament!

Ce bel arbitre mobile
Entre l’ombre et le soleil,
Simule d’une sibylle
La sagesse et le sommeil.
Autour d’une même place
L’ample palme ne se lasse
Des appels ni des adieux…
Qu’elle est noble, qu’elle est tendre!
Qu’elle est digne de s’attendre
À la seule main des dieux!

L’or léger qu’elle murmure
Sonne au simple doigt de l’air,
Et d’une soyeuse armure
Charge l’âme du désert.
Une voix impérissable
Qu’elle rend au vent de sable
Qui l’arrose de ses grains,
À soi-même sert d’oracle,
Et se flatte du miracle
Que se chantent les chagrins.

Cependant qu’elle s’ignore
Entre le sable et le ciel,
Chaque jour qui luit encore
Lui compose un peu de miel.
Sa douceur est mesurée
Par la divine durée
Qui ne compte pas les jours,
Mais bien qui les dissimule
Dans un suc où s’accumule
Tout l’arôme des amours.

Parfois si l’on désespère,
Si l’adorable rigueur
Malgré tes larmes n’opère
Que sous ombre de langueur,
N’accuse pas d’être avare
Une Sage qui prépare
Tant d’or et d’autorité:
Par la sève solennelle
Une espérance éternelle
Monte à la maturité!

Ces jours qui te semblent vides
Et perdus pour l’univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts.
La substance chevelue
Par les ténèbres élue
Ne peut s’arrêter jamais
Jusqu’aux entrailles du monde,
De poursuivre l’eau profonde
Que demandent les sommets.

Patience, patience,
Patience dans l’azur!
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr!
Viendra l’heureuse surprise:
Une colombe, la brise,
L’ébranlement le plus doux,
Une femme qui s’appuie,
Feront tomber cette pluie
Où l’on se jette à genoux!

Qu’un peuple à présent s’écroule,
Palme!… irrésistiblement!
Dans la poudre qu’il se roule
Sur les fruits du firmament!
Tu n’as pas perdu ces heures
Si légère tu demeures
Après ces beaux abandons;
Pareille à celui qui pense
Et dont l’âme se dépense
À s’accroître de ses dons!


Ce poème est une sorte de parabole qui dit le lent mûrissement de l’oeuvre d’art. Image à la fois méridionale, biblique et gréco-romaine, très caractéristique des «inspirations méditerranéennes» de Valéry, la palme, qui attend, dans l'azur, avec une patience inlassable, la chute de ses fruits enfin parvenus à leur maturité, nous dit à quel prix se conquiert la perfection du chef-d'œuvre : labeur persévérant, lente maturation, attente calme et confiante des circonstances favorables. La palme, récompense du triomphateur, représente aussi l'espérance de l'artiste au moment où il met le point final au recueil de “Charmes”. Ces vers terminent en effet l'ouvrage : dédiés «à Yeannie» (Mme Paul Valéry), ils constituent l'hommage du poète à l'épouse qui a su favoriser sa création littéraire, en même temps qu'ils rappellent, comme une ultime profession de foi, la poétique de Valéry.
L’heptasyllabe confère au poème sa fluidité impaire.


André Durand, Le comptoir littéraire