jeudi 18 septembre 2014

"Le lac" et "L'isolement" d' Alphonse de Lamartine










En octobre 1816, Alphonse de Lamartine a 26 ans.  De santé fragile,
il séjourne à Aix-en-Savoie pour soigner sa nostalgie et ses états d’âme.
A cette occasion, il rencontre Julie Charles, jeune femme tuberculeuse
avec laquelle il va vivre une grande passion romantique pendant
quelques jours. L’été suivant Lamartine est à nouveau à Aix pour retrouver
Julie qui, trop malade ne vient pas à leur rendez-vous amoureux. Désespéré,
se promenant seul sur les  lieux de leur amour, Alphonse de Lamartine
compose "Le Lac". Beaucoup plus tard, dans son roman "Raphaël",
Lamartine immortalise cette rencontre dans ce site magnifique
qu’il n’a pas oublié.

  


Le lac

Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?

Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !

Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes ;
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés ;
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.

Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.

Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos,
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :

« Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices,
Suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !

« Assez de malheureux ici-bas vous implorent ;
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux.

« Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : « Sois plus lente » ; et l'aurore
Va dissiper la nuit.

« Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! »

Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,
Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,
S'envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?

Hé quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ? quoi ! tout entiers perdus ?
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface
Ne nous les rendra plus ?

Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?

Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !

Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux !

Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés !

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit et l'on respire,
Tout dise : « Ils ont aimé ! »
  



Le lac du Bourget

  


  
Plan d’étude du « Lac » de Lamartine
  
Plan de commentaire
I-Le thème du souvenir cher aux romantiques
II-La mesure du temps
III-La fragilité de la destinée humaine
Les Méditations poétiques sont un recueil poétique publié en 1820 regroupant 24 poèmes. Le lac est le10ème poème du recueil, qui dans une première édition portait le titre d'Ode au lac de B...autrement dit le lac du Bourget à Aix-les-Bains en Savoie. La poétique de ce poème comme de l'ensemble du recueil des méditations est classique, des quatrains d'alexandrins coupés à l'hémistiche donnant une harmonie, un équilibre lent propice à la description des sentiments de l'auteur. Lamartine l'année précédente sauva de la noyade de ce lac une femme plus âgée dont il tomba amoureux, d'un amour teinté de tendresse maternelle, et a qui il écrivit des élégies amoureuses sous le nom d'Elvire. Le poète qui revient seul l'année suivante demande au lac de lui restituer le souvenirs des merveilleux moments passés ensemble dont il a du garder la trace. Notre poète se rend compte que revenant sur l'itinéraire emprunté avec son amie, l'abbaye de Hautecombe, la fontaine intermittente, le souvenir du passé revient avec force et ne semble pas avoir été altéré par le temps qui fuit. Ce poème fut en partie écrit sur place sur la colline de Tresserve qui domine le lac. Le "lac" de Lamartine est devenu le poème immortel de l'inquiétude devant le destin, de l'élan vers le bonheur et de l'amour éphémère qui aspire à L'Éternité.
1-Le thème du souvenircher aux romantiques
Lamartine ne fut pas le premier poète à s'attaquer au thème du souvenir, avant lui Jean Jacques Rousseau dans la Nouvelle Héloise dont on retrouve ici de nombreux emprunts ou Byron l'avaient précédé. Le retour sur les lieux des premiers amours peut être de nature à restituer le souvenir de merveilleux moments comme à faire jaillir des regrets et des remords. Le présent fait naître le souvenir mais l'homme seul, par la pensée, ne parvient pas à arrêter le temps sur un moment de bonheur, à ancrer son existence dans le mouvement inéluctable du temps, dans l'océan des âges. L'homme comme unnavigateur sur l'océan, traverse la vie, toujours poussé de façon involontaire par cette fuite du temps. Et ce temps est capricieux, il efface certain souvenirs mais en garde aussi intact certains. Comment faire revivre le souvenir du bonheur passé que le temps a estompé et le pérenniserà jamais ? C'est au lac que le poète s'adresse non seulement pour lui faire revivre son amour mais pour le prolonger. Il prend le lac à témoin dans une sorte de familiarité avec le tutoiement "regarde", tu me vois et tu dois te rappeler ta visiteuse de l'an passé pour me la restituer. C'est un thème cher aux romantiques d'une naturebienveillante à qui l'on peut confier les secrets et à qui on peut tout demander. On demandera donc au lac, et à tout ce qui l'entoure, végétation, grottes, vent, de ne dire qu'une seule chose "Ils ont aimé", alors que l'on s'attendait à "ils se sont aimés" comme un témoignage d'amours réciproques, mais ce n'est pas cette acception que retient Lamartine mais "Ils ont aimé" pour immortaliser ce moment d'intimité qui donne à ce lieu comme une prise de possession pour L'Éternitéde la présence des deux personnages avec une évocation très discrète de l'héroïne Elvire.
II-La mesure du tempsL'allégorie temps-oiseau prend ici une importance particulière. "O temps suspends ton vol", est un impératif adressé au temps comme à un oiseau pour suspendre son vol et se reposer. Les heures propices, les heures de bonheur réclamées par notre poète donne un accent épicurien au poème, rappelant le Carpe Diem d'Horace. Le temps est une notion subjective, les moments d'attente semblent interminables et ceux de bonheur trop courts. On demande au temps d'accélérer dans les moments difficiles comme l'oiseau face au danger et on lui demande de ralentir sa course pour pérenniser les instants de délices. "Assez de malheureux ici bas vous implore" correspond à cette demande d'accélérer le temps pour soulager les souffrances que l'on ressent et dont on attend des lendemains meilleurs. Lamétaphore du temps assimilé à l'océan des âges donne en comparaison de la petitesse du lac, une impression d'immensité, d'infini. Mais l'océan pour les romantiques a une connotation d'aventures, de dangers, de périls, de tempête qui englouti les hommes quel que soit leur âge. Le poème est marqué par l'opposition des temps verbaux, le passé qui évoque le souvenir, l'expérience vécue et le présent qui correspond au temps réellement vécu, puis l'imparfait que l'on retrouve dans le troisième quatrain "tu mugissais", "tu brisais", le vent jetait" qui insiste sur la durée, la continuité des actions du lac devant la fuite du temps. La nature n'a pas la notion du temps que l'homme peut avoir, elle ne connaît ni présent, ni passé. Le passé simple du quatrième quatrain "frappèrent", "laissa", reproduit le caractère bref et inattendu des moments de l'existence, une suite brèves d'actions temporelles. Dans notre texte, le présent sert à l'observation générale, à la réflexion, à l'enregistrement, pour faire naître ultérieurement le souvenir. Le présent s'il est le préalable au souvenir est difficile à saisir car il repose sur la difficulté de fixer un instantané dans le cours général du temps qui nous échappe et fuit, coule sans cesse. Le rythme du poème, malgré les alexandrins est vif, surtout dans les deux premières strophes, sans points avec peu de coupes, à l'image du temps qui s'écoule trop vite lorsqu'on souhaiterait qu'il s'écoule lentement pour en fixer le plus d'instantanés.
III- La fragilité de la destinée humaine
La fragilité de l'homme est mise en valeur et donne une tonalité élégiaque, lyrique, au poème. Le poème a la forme d'une plainte langoureuse à l'adresse du temps. Les participes passés, la voix passive soulignent la passivité et l'impuissance de l'homme face au temps, soumis à son mouvement perpétuel. Lamartine réfléchit et s'interroge sur sa condition d'homme, sur sa faiblesse face à la fuite du temps, à l'aide de formules interro-négatives "ne pourrons-nous ?. S'il s'adresse au temps sous une forme impérative "suspends ton vol", il pense que sa demande est vaine et sans espoir. Il en appelle alors à la nature, au lac, pour garder le témoignage de son existence passée. La métaphore du poète avec un navigateur soumis aux caprices et aux dangers du temps climatique renforce le sentimentd'impuissance, notre poète est un marin qui navigue sur l'océan des âges et qui souhaite jeter l'ancre dans quelque port abrité pour arrêter le temps subjectif. Le poète constate que le temps agit comme parjalousie pour effacer les meilleurs moments mais simultanément il efface aussi les moments de désespoirs. On se rappellera la conclusion de "La nouvelle Héloise" qui est un peu identique, "Ces temps heureux ne sont plus, disparus à jamais, ils ne reviendront plus et nous vivons", le temps ne garde aucune trace et permet à l'homme d'oublier les meilleurs moments comme les pires.
ConclusionLe poème "Le lac" est une réflexion sur le temps en rapport avec un amour qui semble à jamais fini. Il constate amèrement que le passé, fut-il heureux, est passé à jamais, que le temps en a effacé la trace et qu'il ne peut être restitué. La nature qui a été le témoin vivant de la présence du poète a pu garder la trace de ce moment et le restituer au poète. C'est le paysage qui conserve le souvenir, et non l'écriture et qui peut dire "ils ont aimé". 






  


L'isolement







Alphonse de Lamartine : « l'isolement ». 
Essai d'une interprétation  socio-sémiotique


COMMENTAIRE



Le choc douloureux de la mort d'Elvire a inspiré à Lamartine ses plus beaux poèmes : on cite toujours “Le lac”, on cite moins souvent “L’isolement”. Pourtant l'inspiration est bien la même : le poète, retiré à Milly, chantait la femme aimée, qui était morte depuis huit mois, constatait que, sans elle, «tout est dépeuplé» (ce qui est tout à fait contestable et que n’a pas manqué de contester Giraudoux dans “La guerre de Troie n’aura pas lieu” : «Un seul être vous manque et tout est repeuplé»), se déclarait désormais indifférent aux beautés de la nature. Après avoir exhalé sa détresse, il appelle de ses vœux la mort libératrice. Dépassant le simple souvenir et la permanence de la nature qui conserve la trace de l’amour perdu, il réussissait, au-delà de la désespérance, à retrouver l’espoir sur le plan divin. Quel thème pouvait, mieux que celui-ci, permettre à Lamartine de déployer ses dons dans une plus ample harmonie, dans une plus douce musique, d’user avec plus d’à-propos d’une langue encore un peu abstraite, mais bien adaptée à ses regrets?
Dans une lettre à son ami, Aymon de Virieu, datée de 1818, Lamartine écrivait à propos de ses états d'âme : «Irrésistible dans les moments de bonheur, ma foi en la Providence disparaît presque totalement quand le malheur m'accable et le désespoir l'éteint tout à fait». En 1821, à l'époque où il médite “L’isolement”, le poète se trouve dans un de ces moments où le malheur l'accable : Elvire est morte, il se sent incapable de continuer à vivre.
Dans les strophes 7 à 13 s’expriment la désespérance et l'espoir.
Les strophes 7 et 8 correspondent très précisément à cette désespérance car elles bercent mais ne crient pas. Elles rappellent à l'esprit le «Vanitas vanitatum» du ‘’Livre de l’Ecclésiaste’’ dans la Bible. Posément, calmement, Lamartine refuse toute consolation. Le monde pour lui est vide, il est «vain» (v. 26). Son œil reste «indifférent» au tableau qu'il lui offre ; et ce qui fait la joie de tous, le soleil, n'a pour lui aucune importance et ne l'émeut même pas : il ne lui «importe» pas. Et la conclusion partielle de ce passage contient enfin le grand mot attendu depuis le début de ces deux strophes, préparé par tout ce qu'elles contiennent, c'est «rien». Le poète n'éprouve et ne transpose dans ses vers aucun dégoût ; il s'abandonne au nihilisme sentimental ; il semble même n'avoir plus la force de se révolter.
C'est dans cette perspective qu'il faut alors interpréter le poème :
Dans la strophe 7, l'horizontalité de la phrase est à peine ébranlée par les fausses interrogations des vers 25 et 26. Les deux énumérations du début, la première accentuant la lassitude de ce qu'elle traduit par la répétition des démonstratifs «ces» qui ne sont pas exactement des péjoratifs, mais des dépréciatifs ; la deuxième se terminant sur «si chères» qui prend toute sa valeur lorsqu'on y reconnaît la transcription d'un passé maintenant révolu : «qui nous étaient si chères». Les deux formes verbales, chargées, elles aussi, encore plus nettement de passé révolu, se répondent à la rime des vers 25 et 28. Le contraste, au vers 28, entre «seul» et «rien», et la quasi-magie du mot «manque» qu'ils encadrent et qui sonne avec des prolongements en écho avant la chute de tout le dernier hémistiche du vers.
Dans la deuxième strophe, l'alternative du vers 29 est relancée par les deux alternatives imbriquées l'une dans l'autre du vers 31 et la répétition des «ou». Les oppositions sont présentées d’une façon plate et sans relief, et toute liaison, même coordonnante, entre les propositions est absente. La redondance voulue de l'idée est obtenue par la répétition à peine modifiée du même mouvement phrastique pour les vers 29 et 30 et pour les vers 31 et 32. Lamartine en est arrivé au point zéro de la sentimentalité.
Alors s'annonce la remontée. La neuvième strophe reste encore dans la désespérance, mais la passivité s'y atténue déjà. Le poète n'est plus abattu au point de ne plus avoir la force d'envisager un soulagement à sa peine, écrasante. Même si on l'interprète comme irréelle, l'éventualité imaginaire et invraisemblable qui y est exprimée trouve le moyen d'intéresser son esprit si elle ne touche pas encore son cœur. Il pense, il raisonne, il construit logiquement une réfutation à l'idée qui a germé en lui. Il en est soulagé, bien qu'il refuse de lui donner aucune importance : «le vide et les déserts» (vers 34). Elle le contraint défendre sa position par le redoublement de la négation «rien» (vers 35 et 36). Il va céder, il le sent. «Rien», dans les deux phrases où apparaît le mot, se trouve placé au milieu du développement (exactement à l'hémistiche dans le vers), et dans la fin de ces deux phrases s'inscrit une sorte de réserve, une sorte d'atténuation de la négation. Au vers 35, le partitif de «tout ce qu'il éclaire» en limite la portée ; au vers 36, c'est le complément de  provenance «à l'immense univers», qui réduit l'étendue de l'action exprimée par le verbe «demander» ; malgré sa douleur, le poète pourra donc désirer quelque chose ailleurs? Il ne le dit pas ; il semble simplement reprendre l'idée banale exprimée dans «des jours» au vers 32 ; mais là, ces mots apparaissaient un peu comme une cheville pour la rime, et ils ne couvraient pas tout un hémistiche. Pourtant, malgré cette réserve, l'idée de néant, on le sent, a reculé ; la place même que lui donne le poète dans ses phrases et dans ses vers le prouve : «est dépeuplé», «est envolé» étaient situés en finale de développement et à la rime. «Rien», au vers 32, se trouvait encore placé sous l'accent plus fort du deuxième hémistiche. «Rien», dans les vers 35 et 36, se dilue, malgré le ton de révolte assez net, dans la lenteur du long complément qui le suit les deux fois et qui couvre toute une moitié de l’alexandrin, en baisse de ton. Au vrai, ce «rien» redoublé représente la dernière expression qui relève de la désespérance.
«Mais peut-être», au début de la onzième strophe, fait basculer vers l'espoir. Immédiatement, le ton change. Malgré le tour encore hypothétique au conditionnel que conserve la phrase, on atteint le domaine du possible, d'un possible de rêve. La négation disparaît jusqu'au vers 44 ; et elle n'est alors reprise que dans une relative incidente. La création, le monde dans la nouvelle vision amorcée par le «peut-être» se scinde et se partage en deux. Le gris morbide des premières strophes est relayé par l'or lumineux de celles-ci. Lamartine, avant Baudelaire, retrouve l'au-delà et franchit «les bornes de la sphère».
«Vrai soleil, autres cieux, source où j'aspire, espoir, amour, bien idéal» répondent successivement en tonalité laudative à des termes diminutifs ou dépréciatifs de la première partie. Et tous se résument dans l'opposition absolue de «Je ne désire rien» (vers 35) et de «que toute âme désire» (vers 43). De cette transmutation du côté de l'espoir, de cette montée vers un paradis, l'explication nous est donnée d'ailleurs en même temps : l'âme apparaît ; la foi en un autre monde intervient ; quant à celui-ci, on l'abandonne, on l'efface.
Alors Lamartine, dans la douzième strophe, revient aux tours interrogatifs et aux tours négatifs des strophes du début. Mais interrogation et négation ne portent plus maintenant que sur la moitié du monde qu'il faut éliminer pour retrouver espoir dans la foi. Avec des accents comparables à ceux de Polyeucte dans les “Stances” (fin), mais plus déistes que chrétiens, le poète reprend en somme le thème de Corneille : «Saintes douceurs du ciel, adorables idées» et, sur terre, «il ne conçoit plus rien qui le puisse émouvoir». L'objet sur lequel porte son refus ne change pas ; il a simplement dépassé le terrestre séjour, transcendé le temps et l'espace. Cette dépouille dont il s'occupait uniquement, cette terre qui est terre d'exil et vallée de larmes, il la renie en quelque sorte : «Il n'est rien de commun entre la terre et moi», aux vers 32 et 36 qui clôturaient les deux premières strophes. À «rien» répond «rien» dans un autre registre et sur un autre plan de pensée.
Il ne reste plus au poète des “Méditations” qu'à quitter la terre, comme au héros de la tragédie classique. Dans sa foi retrouvée, il reprend en une poussée de lyrisme romantique la description de la nature, et la comparaison en forme de la dernière strophe apporte son soutien à cette nouvelle attitude. Il «aspire» à la mort en revenant ainsi au monde, au monde d'ici-bas. Mais il ne s'agit plus, cette fois-ci, que d'un lieu de passage d'où il faut absolument s'arracher. Les «orageux aquilons», pleins du souvenir de Chateaubriand, ne lui servent plus que «d'un doux passage pour l'introduire au partage qui le rendra à jamais heureux». Non plus même pour l'introduire, mais pour l'emporter. Comme dans “L’immortalité”, Lamartine a trouvé ici les accents de l'espoir par-delà le malheur :
                                                «Je te salue, ô Mort, libérateur céleste !
                                                Tu délivres...»
Du néant on est remonté à la vie. Tout nihilisme, tout pessimisme a maintenant disparu. On en a fini avec la désespérance.

Voir dans “L’isolement” une poésie pleine de larmes, une production exemplaire du «pleurard», du «rêveur à nacelle», de l’«amant de la nuit, des lacs, des cascatelles» dont se moqua Musset, qui ne peut plus «profiter de l'heure présente» ni jouir d'«un bonheur limité à l'instant fugitif» fait contresens. L'essentiel de la pensée est contenu ici dans le mouvement de montée qui fai renaître la foi chez le poète. Lamartine, il est vrai, donne une grande place à la désespérance ; mais il ne le fait que pour préciser son dégagement. Un simple coup de pouce suffit à présenter l'ensemble dans la perspective chrétienne de la parabole de l'enfant prodigue, ou dans celle des ouvriers de la onzième heure. “L'isolement” est l'hymne de l'espoir retrouvé.


  
Commentaire de lamartine à L'isolement

J'écrivis cette première méditation un soir du mois de septembre 1819, au coucher du soleil, sur la montage qui domine la maison de mon père, à Milly. J'étais isolé depuis plusieurs mois dans cette solitude. Je lisais, je rêvais, j'essayais quelquefois d'écrire, sans rencontrer jamais la note juste et vraie qui répondit à l'état de mon âme; puis je déchirais et je jetais au vent les vers que j'avais ébauchés. J'avais perdu l'année précédente, par une mort précoce, la personne que j'avais le plus aimée jusque-là. Mon coeur n'était pas guéri de sa première grande blessure, il ne le fut même jamais. Je puis dire que je vivais en ce temps-là avec les morts plus qu'avec les vivants. Ma conversation habituelle, selon l'expression sacrée, était dans le ciel. On a vu dans Raphaël comment j'avais été attaché et détaché soudainement de mon idolâtrie d'ici-bas.

J'avais emporté ce jour-là sur la montagne un volume de Pétrarque, dont je lisais de temps en temps quelques sonnets. Les premiers vers de ces sonnets me ravissaient en extase dans le monde de mes propres pensées. Les derniers vers me sonnaient mélodieusement à l'oreille, mais faux au coeur. Le sentiment y devient l'esprit. L'esprit a toujours, pour moi, neutralisé le génie. C'est un vent froid qui sèche les larmes sur les yeux. Cependant j'adorais et j'adore encore Pétrarque. L'image de Laure, le paysage de Vaucluse, sa retraite dans les collines euganéennes, dans son petit village que je me figurais semblable à Milly, cette vie d'une seule pensée, ce soupir qui se convertit naturellement en vers, ces vers qui ne portent qu'un nom aux siècles, cet amour mêlé à cette prière, qui font ensemble comme un duo dont une voix se plaint sur la terre, dont l'autre voix répond du ciel; enfin cette mort idéale de Pétrarque la tête sur les pages de son livre, les lèvres collées sur le nom de Laure, comme si sa vie se fût exhalée dans un baiser donné à un rêve! tout cela m'attachait alors et m'attache encore aujourd'hui à Pétrarque. C'est incontestablement pour moi le premier poëte de l'Italie moderne, parce qu'il est à la fois le plus élevé et le plus sensible, le plus pieux et le plus amoureux; il est certainement aussi le plus harmonieux: pourquoi n'est-il pas le plus simple? Mais la simplicité est le chef-d'oeuvre de l'art, et l'art commençait. Les vices de la décadence sont aussi les vices de l'enfance des littératures. Les poésies populaires de la Grèce moderne, de l'Arabie et de la Perse, sont pleines d'afféterie et de jeux de mots. Les peuples enfants aiment ce qui brille avant d'aimer ce qui luit; il en est pour eux des poésies comme des couleurs: l'écarlate et la pourpre leur plaisent dans les vêtements avant les couleurs modérées dont se revêtent les peuples plus avancés en civilisation et en vrai goût.

Je rentrai à la nuit tombante, mes vers dans la mémoire, et me les redisant à moi-même avec une douce prédilection. J'étais comme le musicien qui a trouvé un motif, et qui se le chante tout bas avant de le confier à l'instrument. L'instrument pour moi, c'était l'impression. Je brûlais d'essayer l'effet du timbre de ces vers sur le coeur de quelques hommes sensibles. Quant au public, je n'y songeais pas, ou je n'en espérais rien. Il s'était trop endurci le sentiment, le goût et l'oreille aux vers techniques de Delille, d'Esménard et de toute l'école classique de l'Empire, pour trouver du charme à des effusions de l'âme, qui ne ressemblaient à rien, selon l'expression de M. D*** à Raphaël.

Je résolus de tenter le hasard, et de les faire imprimer à vingt exemplaires sur beau papier, en beau caractère, par les soins du grand artiste en typographie, de l'Elzevir moderne, M. Didot. Je les envoyai à un de mes amis à Paris: il me les renvoya imprimés. Je fus aussi ravi en me lisant pour la première fois, magnifiquement reproduit sur papier vélin, que si j'avais vu dans un miroir magique l'image de mon âme. Je donnai mes vingt exemplaires à mes amis: ils trouvèrent les vers harmonieux et mélancoliques; ils me présagèrent l'étonnement d'abord, puis après l'émotion du public. Mais j'avais moins de confiance qu'eux dans le goût dépravé, ou plutôt racorni, du temps. Je me contentai de ce public composé de quelques coeurs à l'unisson du mien, et je ne pensai plus à la publicité.

Ce ne fut que longtemps après, qu'en feuilletant un jour mon volume de Pétrarque, je retrouvai ces vers, intitulés: Méditation, et que je les recueillis par droit de primogéniture pour en faire la première pièce de mon recueil. Ce souvenir me les a rendus toujours chers depuis, parce qu'ils étaient tombés de ma plume comme une goutte de la rosée du soir sur la colline de mon berceau, et comme une larme sonore de mon coeur sur la page de Pétrarque, où je ne voulais pas écrire, mais pleurer.





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