dimanche 7 septembre 2014

Nourriture et Littérature : Marot, Huysmans, Brassens, Maupassant, Molière, Rabelais, La Fontaine, Zola, Vian, Cocteau, Proust












Clément Marot La litanie des bons compagnons

De petit dîner et mal cuit,
De mal souper et malle nuit,
Et de boire du vin tourné,
Libera nos Domine.
De vieille guenon qui se farde,
De coup d'épée ou hallebarde,
D'être de musc empoisonné,
Libera nos Domine.
Donnez-nous perdrix et pigeons,
Grasses gélines et cochons,
Et nous remplis de vin nos pots,
Te rogamus, audi nos.
Donnez-nous grand foison de vin,
Pour mieux boire soir et matin,
Et puis argent à tout propos,
Te rogamus, audi nos.





Joris-Karl Huysmans : À Rebours


Un orgue à Bouche

Il s'en fut dans la salle à manger où, pratiquée dans l'une des cloisons, une armoire contenait une série de petites tonnes, rangées côte à côte, sur de minuscules chantiers de bois de santal, percées de robinets d'argent au bas du ventre.
  Il appelait cette réunion de barils à liqueurs, son orgue à bouche.
  Une tige pouvait rejoindre tous les robinets, les asservir à un mouvement unique, de sorte qu'une fois l'appareil en place, il suffisait de toucher un bouton dissimulé dans la boiserie, pour que toutes les cannelles, tournées en même temps, remplissent de liqueur les imperceptibles gobelets placés au-dessous d'elles.
L'orgue se trouvait alors ouvert. Les tiroirs étiquetés « flûte, cor, voix céleste » étaient tirés, prêts à la manoeuvre. Des Esseintes buvait une goutte, ici, là, se jouait des symphonies intérieures, arrivait à se procurer, dans le gosier, des sensations analogues à celles que la musique verse à l'oreille.
Du reste, chaque liqueur correspondait, selon lui, comme goût, au son d'un instrument. Le curaçao sec, par exemple, à la clarinette dont le chant est aigrelet et velouté; le kummel au hautbois dont le timbre sonore nasille; la menthe et l'anisette, à la flûte, tout à la fois sucrée et poivrée, piaulante et douce; tandis que, pour compléter l'orchestre, le kirsch sonne furieusement de la trompette; le gin et le whisky emportent le palais avec leurs stridents éclats de pistons et de trombones, l'eau-de-vie de marc fulmine avec les assourdissants vacarmes des tubas, pendant que roulent les coups de tonnerre de la cymbale et de la caisse frappés à tour de bras, dans la peau de la bouche, par les rakis de Chio et les mastics!
Il pensait aussi que l'assimilation pouvait s'étendre, que des quatuors d'instruments à cordes pouvaient fonctionner sous la voûte palatine, avec le violon représentant la vieille eau-de-vie, fumeuse et fine, aiguë et frêle; avec l'alto simulé par le rhum plus robuste, plus ronflant, plus sourd, avec le vespétro déchirant et prolongé, mélancolique et caressant comme un violoncelle; avec la contrebasse, corsée, solide et noire comme un pur et vieux bitter. On pouvait même, si l'on voulait former un quintette, adjoindre un cinquième instrument, la harpe, qu'imitait par une vraisemblable analogie, la saveur vibrante, la note argentine, détachée et grêle du cumin sec.
La similitude se prolongeait encore: des relations de tons existaient dans la musique des liqueurs; ainsi pour ne citer qu'une note, la bénédictine figure, pour ainsi dire, le ton mineur de ce ton majeur des alcools que les partitions commerciales désignent sous le signe de chartreuse verte.
Ces principes une fois admis, il était parvenu, grâce à d'érudites expériences, à se jouer sur la langue de silencieuses mélodies, de muettes marches funèbres à grand spectacle, à entendre, dans sa bouche, des solis de menthe, des duos de vespétro et de rhum.





Georges Brassens La chanson pour l'auvergnat

Elle est à toi cette chanson
Toi l'Auvergnat qui sans façon
M'as donné quatre bouts de bois Quand dans ma vie il faisait froid
Toi qui m'as donné du feu quand
Les croquantes et les croquants
Tous les gens bien intentionnés M'avaient fermé la porte au nez
Ce n'était rien qu'un feu de bois
Mais il m'avait chauffé le corps
Et dans mon âme il brûle encore
A la manièr' d'un feu de joie
Toi l'Auvergnat quand tu mourras Quand le croqu'mort t'emportera
Qu'il te conduise à travers ciel
Au père éternel
Elle est à toi cette chanson
Toi l'hôtesse qui sans façon
M'as donné quatre bouts de pain Quand dans ma vie il faisait faim
Toi qui m'ouvris ta huche quand
Les croquantes et les croquants
Tous les gens bien intentionnés S'amusaient à me voir jeûner
Ce n'était rien qu'un peu de pain
Mais il m'avait chauffé le corps
Et dans mon âme il brûle encore
A la manièr' d'un grand festin
Toi l'hôtesse quand tu mourras
Quand le croqu'mort t'emportera
Qu'il te conduise à travers ciel Au père éternel
Elle est à toi cette chanson
Toi l'étranger qui sans façon
D'un air malheureux m'as souri Lorsque les gendarmes m'ont pris
Toi qui n'as pas applaudi quand
Les croquantes et les croquants
Tous les gens bien intentionnés
Riaient de me voir emmener
Ce n'était rien qu'un peu de miel
Mais il m'avait chauffé le corps
Et dans mon âme il brûle encore
A la manièr' d'un grand soleil
Toi l'étranger quand tu mourras Quand le croqu'mort t'emportera
Qu'il te conduise à travers ciel Au père éternel





Guy de Maupassant :  Le panier de Boule de suif (1880)
« À trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une plaine interminable, sans un seul village en vue, Boule de suif, se baissant vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d'une serviette blanche.
Elle en sortit d'abord une petite assiette de faïence, une fine timbale en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, tout découpés, avaient confit sous leur gelée; et l'on apercevait encore dans le panier d'autres bonnes choses enveloppées, des pâtés, des fruits, des friandises, les provisions préparées pour un voyage de trois jours, afin de ne point toucher à la cuisine des auberges. Quatre goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle prit une aile de poulet et, délicatement, se mit à la manger avec un de ces petits pains qu'on appelle "Régence" en Normandie.
Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l'odeur se répandit, élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante avec une contraction douloureuse de la mâchoire sous les oreilles. Le mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme une envie de la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa timbale, son panier et ses provisions.



Molière Le Malade imaginaire acte III, scène X

  •  TOINETTE. - Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture ?
  •  ARGAN. - Il m’ordonne du potage.
  •  TOINETTE. - Ignorant.
  •  ARGAN. - De la volaille.
  •  TOINETTE. - Ignorant.
  •  ARGAN. - Du veau.
  •  TOINETTE. - Ignorant.
  •  ARGAN. - Des bouillons.
  •  TOINETTE. - Ignorant.
  •  ARGAN. - Des oeufs frais.
  •  TOINETTE. - Ignorant.
  •  ARGAN. - Et le soir de petits pruneaux pour lâcher le ventre.
  •  TOINETTE. - Ignorant.
  •  ARGAN. - Et surtout de boire mon vin fort trempé.
  •  TOINETTE. – Ignorantus, ignoranta, ignorantum. Il faut boire votre vin pur ; et pour épaissir votre sang qui est trop subtil, il faut manger de bon gros boeuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande, du gruau et du riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. Votre médecin est une bête.



 Il naquit en sortant par l’oreille gauche de sa mère Gargamelle. Dès qu’il fut né, il ne cria pas comme les autres enfants : « Mie1 ! Mie ! » Mais il s’écriait à haute voix : « À boire ! à boire ! à boire ! » […].
 (Je me doute que vous ne croyez pas vraiment à cette étrange nativité. Si vous ne le croyez pas, je ne m’en soucie guère, mais un homme de bien, un homme de bon sens croit toujours ce qu’on lui dit, et qu’il trouve par écrit. Est-ce contre notre loi, notre foi, contre la raison, contre la Sainte Écriture ? Pour ma part je ne trouve rien contre cela dans la sainte Bible. Et si la volonté de Dieu en avait été ainsi, auriez-vous dit qu’il ne pouvait pas le faire ? Ah, de grâce2, n’emberlificotez3 jamais vos esprits de ces vaines pensées, car je vous dis qu’à Dieu rien n’est impossible. Et s’il le voulait, les femmes auraient dorénavant ainsi leurs enfants par l’oreille. Bacchus ne fut-il pas engendré par la cuisse de Jupiter ? Roquetaillade ne naquit-il pas du talon de sa mère ? Croquemouche de la pantoufle de sa nourrice ? [...] Ne m’en tabustez plus l’entendement4 ! [...])
 Le brave Grandgousier, buvant et s’amusant avec les autres, entendit le cri horrible que son fils avait fait en voyant le jour en ce monde, quand il avait bramé5, en demandant : « À boire ! à boire ! à boire !» Sa réaction fut : « Que grande tu l’as ! » (sous-entendu la gorge). En entendant cela, les assistants dirent que vraiment il devait avoir pour cela le nom de Gargantua6, puisque telle avait été la première parole de son père à sa naissance, à l’imitation et exemple des anciens Hébreux7. À quoi son père consentit, et cela plut beaucoup à sa mère. Et, pour l’apaiser, ils lui donnèrent à boire à tire-larigot, et il fut porté sur les fonts8 et baptisé, comme c’est la coutume chez les bons chrétiens. Et on commanda pour lui dix-sept mille neuf cent treize vaches de Pautille et de Bréhemond pour l’allaiter quotidiennement. Car trouver une nourrice suffisante n’était pas possible dans tout le pays, au vu de la grande quantité de lait requise pour l’alimenter.
 [...] Il faisait plaisir à voir, car il avait une bonne trogne9 et presque dix-huit mentons ; une de ses gouvernantes m’a dit qu’il ne criait que bien peu et se calmait dès que l’on faisait résonner une bouteille de vin : il s’égayait, il tressaillait, et se berçait lui-même dodelinant de la tête, monocordisant10 des doigts et barytonant11 du derrière.

 1 c'est à l'époque la mie ou la miette. Le mot fait aussi penser aux pleurs des bébés. 2 s'il vous plaît. 3 emberlificoter : empêtrer, embrouiller. 4 ancienne expression signifiant : « ne me cassez plus les oreilles avec ça ! ». 5 ici crier, pleurer. Aujourd'hui, se dit seulement du cerf. 6 Rabelais invente une étymologie fantaisiste. La gorge se disait alors la gargate.7 dans la Bible, certains prénoms viennent de phrases prononcées par les parents au moment de la naissance de leur enfant (par ex. : Isaac, Jacob). 8 très grand vase, souvent en pierre, où l'on conserve dans les églises, l'eau dont on se sert pour baptiser. 9 (familier) visage détendu de quelqu'un qui est repu (qui a suffisamment mangé). 10 monocordiser : faire toujours la même note de musique. 11 barytoner : verbe inventé par Rabelais. Formé sur baryton : en chant, voix d'homme situé entre le grave (basse) et l'aigu (ténor).


Jean de La Fontaine Le glouton

A son souper un glouton
Commande que l'on apprête
Pour lui un seul esturgeon
Sans en laisser que la tête,
Il soupe ; il crève.
On y court,
On lui donne maints clystères,
On lui dit pour faire court
Qu'il mette ordre a ses affaires.
"Mes amis, dit le goulu, m'y voilà tout résolu.
Et puisqu'il faut que je meure,
Sans faire tant de façon,
Qu'on m'apporte tout à l'heure,
Le reste de mon poisson ".





Zola L’Assommoir  : La fête de Gervaise (1882 ?)

Gervaise, énorme, tassée sur les coudes, mangeait de gros morceaux de blanc, ne parlant pas, de peur de perdre une bouchée; et elle était seulement un peu honteuse devant Goujet, ennuyée de se montrer ainsi, gloutonne comme une chatte. Goujet, d'ailleurs, s'emplissait trop lui-même, à la voir toute rose de nourriture. Puis, dans sa gourmandise, elle restait si gentille et si bonne ! Elle ne parlait pas, mais elle se dérangeait à chaque instant, pour soigner le père Bru et lui passer quelque chose de délicat sur son assiette. C'était même touchant de regarder cette gourmande s'enlever un bout d'aile de la bouche, pour le donner au vieux, qui ne semblait pas connaisseur et qui avalait tout, la tête basse, abêti de tant bâfrer, lui dont le gésier avait perdu le goût du pain. Les Lorilleux passaient leur rage sur le rôti; ils en prenaient pour trois jours, ils auraient englouti le plat, la table et la boutique, afin de ruiner la Banban du coup. Toutes les dames avaient voulu de la carcasse; la carcasse, c'est le morceau des dames. Mme Lerat, Mme Boche, Mme Putois grattaient des os, tandis que maman Coupeau, qui adorait le cou, en arrachait la viande avec ses deux dernières dents. Virginie, elle, aimait la peau, quand elle était rissolée, et chaque convive lui passait sa peau, par galanterie; si bien que Poisson jetait à sa femme des regards sévères, en lui ordonnant de s'arrêter, parce qu'elle en avait assez comme ça : une fois déjà, pour avoir trop mangé d'oie rôtie, elle était restée quinze jours au lit, le ventre enflé. Mais Coupeau se fâcha et servit un haut de cuisse à Virginie, criant que, tonnerre de Dieu ! si elle ne le décrottait pas, elle n'était pas une femme. Est-ce que l'oie avait jamais fait du mal à quelqu'un ? Au contraire, l'oie guérissait les maladies de rate. On croquait ça sans pain, comme un dessert. Lui, en aurait bouffé toute la nuit, sans être incommodé; et, pour crâner, il s'enfonçait un pilon entier dans la bouche. Cependant, Clémence achevait son croupion, le suçait avec un gloussement des lèvres, en se tordant de rire sur sa chaise, à cause de Boche qui lui disait tout bas des indécences. Ah ! nom de Dieu ! oui, on s'en flanqua une bosse ! Quand on y est, on y est, n'est-ce pas ? et si l'on ne se paie qu'un gueuleton par-ci, par-là, on serait joliment godiche de ne pas s'en fourrer jusqu'aux oreilles. Vrai, on voyait les bedons se gonfler à mesure. Les dames étaient grosses. Ils pétaient dans leur peau, les sacrés goinfres ! La bouche ouverte, le menton barbouillé de graisse, ils avaient des faces pareilles à des derrières, et si rouges, qu'on aurait dit des derrières de gens riches, crevant de prospérité.



Boris Vian : La complainte du progrès 

Autrefois pour faire sa cour

On parlait d'amour
Pour mieux prouver son ardeur
on offrait son coeur
Aujourd'hui c'est plus pareil
Ca change, ça change
pour séduire le cher ange
On lui glisse à l'oreille
Ah...Gudule!... Viens m'embrasser... Et je te donnerai !

Un frigidaire
Un joli scooter
Un atomixer
Et un Dunlopillo
Une cuisinière
Avec un four en verre
Des tas de couverts
Et des pell' à gâteaux
Une tourniquette
pour fair' la vinaigrette

Un bel aérateur
Pour bouffer les odeurs
Un pistolet à gaufres
Un avion pour deux et nous serons heureux

Autrefois s'il arrivait
Que l'on se querelle
L'air lugubre on s'en allait
En laissant la vaisselle
Aujourd'hui, que voulez-vous
La vie est si chère
On dit :rentre chez ta mère
Et l'on se garde tout
Ah...Gudule...Excuse-toi...ou je reprends tout ça.

Mon frigidaire
Mon armoire à cuilléres
Mon évier en fer
Et mon poêl' à mazout
Mon cire-godasses
Mon repasse-limaces
Mon tabouret à glace
Et mon chasse-filou
La tourniquette

Le ratatine-ordures
Et le coupe-friture
Et si la belle
Se montre encore rebelle
On la fiche dehors
Pour confier son sort

Au frigidaire
A l'efface-poussière
A la cuisinière
Au lit qu'est toujours fait
Au chauffe-savates
Au canon à patates
A l'éventre-tomates
A l'écorche-poulet
Mais très très vite
On reçoit la visite
D'une tendre petite
Qui vous offre son coeur
Alors on cède
Car il faut qu'on s'entr'aide
Jusqu'à la prochaine fois
Et l'on vit comme ça



Jean Cocteau   À croquer  ou L’ivre de cuisine

" Mange ta soupe. Tiens-toi droit. Mange lentement. Ne mange pas si vite. Bois en mangeant. Coupe ta viande en petits morceaux. Tu ne fais que tordre et avaler. Ne joue pas avec ton couteau. Ce n'est pas comme ça qu'on tient sa fourchette. On ne chante pas à table. Vide ton assiette. Ne te balance pas sur ta chaise. Finis ton pain. Pousse ton pain. Mâche. Ne parle pas la bouche pleine. Ne mets pas tes coudes sur la table. Ramasse ta serviette. Ne fais pas de bruit en mangeant. Tu sortiras de table quand on aura fini. Essuie ta bouche avant de m'embrasser. Cette petite liste réveille une foule de souvenirs, ceux de l'enfance. C'est très longtemps après qu'on arrive à comprendre qu'un dîner peut être un véritable chef-d'oeuvre."


Marcel Proust   : La madeleine  Du côté de chez Swann


II y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. II m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l'appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. II est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. [...] Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. II est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n'apportait aucune preuve logique, mais l'évidence, de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s'évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit. Et, pour que rien ne brise l'élan dont il va tâcher de la ressaisir, j'écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j'abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever, quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c'est, mais cela monte lentement ; j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur des distances traversées. Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu'à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s'agit. Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute oeuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot - s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.

















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