Pour vos bonnes et heureuses lectures...
« Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré… s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, … avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus"
Marcel Proust
Philippe Claudel
Le garçon qui entrait dans les livres
Tout le monde à l’école embêtait Lucas, parce qu’il était malingre (1) et binoclard (2). Et à la maison, tout le monde le disputait. Tout le temps. Son père, sa mère, et son frère qui avait quatre ans de plus que lui. Sa mère disait que son grand frère était une merveille et que lui, Lucas, était un monstre, un bon à rien, un laideron, un idiot, un fainéant, un chenapan (3), une erreur.
Son père disait que sa mère avait bien raison de dire cela, son grand frère riait aux éclats, et lui donnait une grande claque (4) dans le dos. Lucas savait bien que sa maman et son papa ne l’aimaient pas.
Ça arrive que des papas et des mamans n’aiment pas leurs enfants, mais généralement, on ne le dit pas. On ne le dit jamais dans les histoires pour les enfants.
Vous allez peut-être penser que Lucas était très triste. Eh bien, vous vous trompez complètement! Et si bizarre que cela puisse paraître, Lucas était le plus heureux des petits garçons, car il avait un secret. Un vrai et somptueux secret.
Lequel? Eh…Un secret, ça ne se dit pas! Bon d’accord, je veux bien vous le dire parce que c’est vous, mais il faut me promettre de ne pas le répéter. Promis ? Je n’ai pas entendu! Promis?
Bon, c’est bien, je vais donc tout vous dire.
Le secret de Lucas, c’est qu’il parvenait à entrer dans les livres. Oui, oui, absolument, il entrait dans les livres, comme vous vous entrez dans votre chambre, dans la baignoire ou dans la salle de classe.
Il avait découvert cela un beau matin, à la récréation. Ce jour-là, comme d’habitude, il avait voulu jouer avec les autres, mais une fois encore les autres l’avaient chassé. Alors Lucas s’était assis sur le banc, en dessous du marronnier, tout penaud (4). Les larmes lui venaient aux yeux. La maîtresse s’en était rendu compte et s’était approchée de lui. « Tiens, avait-elle dit, tu ne seras plus jamais seul. » Et elle lui avait tendu un livre. Lucas l’avait pris, ouvert, avait lu le premier mot, la première phrase et soudain, pffffftttt, il avait été aspiré!
Il était entré dans le livre, d’un coup, comme s’il avait plongé sur un toboggan qui n’en finissait pas.
Oh la la! il s’en souviendra toute sa vie de cette première fois. Les autres avaient disparu, leurs jeux, leur méchanceté. La cour de l’école aussi avait disparu, le marronnier, le banc sur lequel il était assis, et même la maîtresse avaient disparu!
Lucas était dans le livre, au côté d’un chevalier qui rentrait dans son château après vingt ans d’absence. Le chevalier était magnifique, son armure renvoyait les rayons du soleil, son cheval était caparaçonné de cuir rouge et de tissu damassé. Lucas portait l’écu et la lance du chevalier,il trottinait à sa gauche. Les paysans dans les champs arrêtaient leurs travaux et lançaient des cris de joie en les voyant. Personne n’embêtait Lucas. Personne ne lui faisait de reproche (5). Nul ne se moquait de lui. Le soir même, lors du festin qui célébrait le retour du chevalier il s’assit en face de lui et de sa dame, et il goûta à tous les plats, même au héron(6)farci et au cygne en gelée!
Après ce premier livre prêté par la maîtresse, Lucas essaya d’entrer dans d’autres livres. Il avait peur que le miracle ne se reproduise plus. Il se trompait. A chaque fois, ça marchait! Quel que soit le livre, quel que soit le lieu, il entrait dedans immédiatement ! Il ouvrait la couverture comme on ouvre une porte, et il entrait. Pas plus compliqué que cela. Parfois d’ailleurs, il en ressortait très vite, comme le jour où un Zoboïde à triple laser commença à le prendre en chasse tandis qu’il traversait la stratosphère de la planète Foudrazol, ou le soir où, alors qu’il filait sous les mers dans un curieux engin (7), une pieuvre (8) de la taille d’un immeuble de dix étages essaya de l’avaler!
Pour s’échapper du livre, Lucas le refermait, tout simplement.
A la maison, l’ambiance était épouvantable : son père, sa mère et son frère criaient de plus en plus fort. Ils en avaient toujours après lui, pour un oui ou pour un non. Mais Lucas n’y faisait plus attention. Il s’asseyait dans un coin de la cuisine ou du salon. Il prenait un livre et il disparaissait dedans. Il n’entendait plus rien.
Une jolie jeune fille l’embrassait sur la bouche. Il était un chien d’avalanche. Il devenait roi du Kafiristan et se déplaçait avec une caravane de soixante chameaux. Il grimpait au sommet de Nanga Parbat. Il glissait sur une gondole dans Venise.
Un soir pourtant, tout se passa mal. Il était en train d’approcher d’un grand cerf qui paissait au clair de lune, une belle herbe fraîche dans une immense forêt de Pologne. Lucas avançait doucement, très doucement, à quatre pattes, pour ne pas effrayer l’animal lorsqu’une main énorme l’attrapa par l’épaule.
« Je t’apprendrai à ne pas répondre quand on te parle! ».
Son père se tenait devant lui, le visage déformé par la colère.
« J’en ai assez de tes maudits bouquins! »
Sa mère lui arracha le livre, le déchira en plusieurs morceaux et le jeta à la poubelle. Son frère riait. Son père et sa mère s’acharnèrent sur lui en proférant des mots terribles, des mots très durs, qui cognèrent contre lui à la façon de cailloux pointus. Lucas trembla, ferma les yeux.
Il songea au grand cerf qu’il ne verrait peut-être plus jamais. Des larmes coulèrent sur ses joues. Il se recroquevilla (9) du mieux qu’il put pour se protéger.
Le soir même, en tentant de s’endormir, Lucas prit une grande décision. Il avait mal au coeur. Ca ne pouvait plus durer. Il regarda sa chambre. Il songea à son père, à sa mère, à son frère, et à leur méchanceté, et il songea aux livres. Il mit son réveil à sonner à cinq heures du matin. Il savait désormais ce qui lui restait à faire.
Le lendemain, quand ce fut l’heure du lever, sa mère appela Lucas. Personne ne répondit. Elle n’entendit aucun bruit. Alors elle se mit à hurler son nom pour qu’il descende vite sinon…Son père commença lui aussi à hurler, et son frère aussi. Pas de réponse. Ils montèrent tous les trois l’escalier, comme des fous. Ils ouvrirent la porte de la chambre de Lucas et là, ils ne trouvèrent …rien.
Rien du tout.
Personne.
Tout était en ordre, rien ne manquait, sauf Lucas.
Ses affaires d’école étaient là. Ses vêtements étaient là, mais lui n’y était plus. Seul un très gros livre traînait (10) sur le sol, un livre avec des milliers et des milliers de pages, un livre qui s’intitulait Les Plus Belles Histoires Du Monde ».
Sa mère lui donna un grand coup de pied. Le livre alla heurter le mur, on entendit comme un petit cri, ou plutôt un petit rie, mais c’était si mince, si lointain que personne ne le remarqua vraiment, ni le père, ni le frère, ni la mère .
Ensuite ceux-ci eurent beau fouiller toute la maison de la cave au grenier, ils ne retrouvèrent pas Lucas.
Pas plus là qu’à l’école, d’ailleurs. On ne le revit jamais. Il avait, pour tout le monde, disparu. Il s’était envolé, volatilisé!
La police enquêta. Elle questionna les parents de Lucas ainsi que son frère. Ils ne surent que répondre. Ils s’emmêlèrent dans leurs mots. Cela parut suspect. On apprit comment ils le traitaient. On les accusa de l’avoir fait disparaître et on les mit en prison.
Moi, on ne m’a pas demandé mon avis, mais je sais très bien où est Lucas….
Vous avez deviné je pense ?
Non? Oui, c’est cela, oui vous brûlez, vous avez trouvé! Mais s’il vous plaît, chuuuuutttt, ne le dites à personne, et croyez-moi, là où est Lucas désormais, il est très très très heureux il a des millions d’amis, et plus personne ne peut lui faire de mal
1) Qui est de constitution et d'apparence chétives, délicates. 2) Fam. (Celui, celle) qui porte des lunettes ou binocles . 3) Fam. Personne que l'absence de scrupules et de sens moral, rend capable de méfaits divers. 4) Qui est embarrassé, confus, généralement à la suite d'une déconvenue, d'une maladresse ou pour avoir été pris en défaut. 5) Parole, écrit ou mimique par lesquels on signifie à quelqu'un sa désapprobation ou son mécontentement à l'encontre de ce qu'il a fait ou dit. 6) Oiseau échassier à grand bec droit et conique, à cou long replié en S, à longues pattes (tendues pendant le vol) et qui fréquente les lieux humides (airone) 7) Instrument (en tout genre). 8) Mollusque céphalopode marin pourvu de huit bras ou tentacules munis de ventouses qui vit dans le creux des rochers près des côtes 9) Se replier, se tasser sur soi-même. 10) Être éparpillé çà et là en désordre, ne pas être rangé
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