lundi 25 août 2014

"PARFUMS" - DRAPS FRAIS - Philippe Claudel








Les Trois Âges de la Femme, 1905, Huile sur Toile, 180 × 180 cm,
Galerie Nationale d'Art Moderne, Rome







Philippe Claudel écrivain, cinéaste, dramaturge   
a notamment publié aux éditions Stock

 Les Âmes grises,

La Petite Fille de Monsieur Linh,
  
Le Rapport de Brodeck,
  
romans qui ont connu un grand succès de public 
et ont été couronnés par de nombreux prix.
Membre de l'académie Goncourt,
il réside en Lorraine où il est né en 1962.
  
  
  

En 63 "poèmes en prose", d' «Acacia » à ' « Voyage » ,
évoque les  parfums de l'enfance et de l'adolescence.
Chaque senteur évoque  un monde oublié, dont certaines
traces demeurent : Charogne, Cimetière, Eglise, Enfant qui dort,
Maison d’enfance, Mort, Réveil, Rivière, Salle de classe,
Tilleul, Vieillesse …


Autant de souvenirs, de mystères, d’arômes qui enflent nos 
narines et nous amène ailleurs  … où jadis nous avons vécu.





Draps frais

C’est au soir des dimanches que ma mère revêt les lits de draps propres, draps dans lesquels durant tout le jour elle a emprisonné le vent, et j’aime plus que tout ces draps frais, l’hiver, quand la bise les a battu et raidis (1), parfois gelés, et qu’ils conservent de cette gifle (2)un je ne sais quoi de neigeux et de glacial, rendant encore plus rêche (3)la chair grenue (4) et blanche de leur toile ancestrale (5). M’endormir seul n’a jamais été mon plaisir. Même enfant me manque un autre corps. Sa chaleur, sa puissance, sa douceur, son souffle tiède et les battements de son cœur. L’endormissement souvent me fait craindre  le pire, qui n’est pas la mort mais l’abandon, la solitude interminable. Dès le lendemain il me faut rejoindre l’internat et son dortoir immense, au sol luisant , aux armoires de mauvais bois, aux lits étroits. Un des deux surveillants généraux s’appelle Fiacre. Il me terrorise. On dit que c’est un ancien militaire. On dit aussi que c’est un mélomane averti, qu’il joue du violon. Parfois il me frappe ainsi que d’autres, sans raison, quand il est ivre. Je pleure chaque soir, en silence, cachant mes larmes à mes camarades et à mes pions (6), Monsieur Fixe et Monsieur Bossu. Je me désespère dans cet endroit qui suppose un ennui inhumain. Mais au soir du dimanche, dans les draps frais, le sommeil est un délice car je m’enfonce dans la nuit avec en moi ce parfum de large continent que le tissu tendu s’est pénétré au plein air durant le jour et il me semble respirer, quand mon visage se pose sur le drap et que j’ai éteint la lumière de ma table de nuit, les immensités prussienne, russe, mandchoue (7), mongole et sibérienne, toutes cousues ensemble et captives pour mon égoïste bonheur. Ce n’est pas seulement une odeur de linge lavé, propre, que je hume (8), mais bien celle d’une géographie de terre et de vent, sauvage et ample, étendue d’une infinité de contes, de fables, de chants, d’images, que j’ai lus et regardés, et qui font de moi, sous les toits, dans les premiers pas du sommeil, dans ce lit tendu de ses draps nouveaux que mes grands-mères et grand-tantes ont paré jadis de fleurs, de courbes et d’arabesques avec leurs patientes aiguilles, un voyageur céleste et rassuré, un être vulnérable qui se sait pour un temps entouré et heureux.


1)Rendu raide, privé de souplesse 2)soufflet, coup, claque 3)rude, dur 4)rugueux  5)antique, millénaire 6)surveillant  7)qui est relatif, qui est propre à la Mandchourie et à ses habitants 8)respirer, absorber
  
  



    
Philippe Claudel  Parfums p 83-84  Ed. Stock 2012



  




    



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