"Le véritable lieu de naissance
est celui où l'on a porté pour la première fois
un coup d'oeil intelligent sur soi-même:
mes premières patries ont été des livres"
Madame Elena Vicentini
a débuté ses cours de grec en I D ESABAC
avec une lecture que je me dois de publier
et que mes élèves n'ont pas manqué d'apprécier.
Voici l'extrait tiré de Mémoires d'Hadrien , Gallimard 1974, pp 36-38
« Je serai jusqu'au bout reconnaissant à Scaurus de m'avoir mis jeune
à l'étude du grec. J'étais enfant encore lorsque j'essayai pour la première
fois de tracer du stylet ces caractères d'un alphabet inconnu:
mon grand dépaysement commençait, et mes grands voyages, et le sentiment
d'un choix aussi délibéré et aussi involontaire que l'amour. J'ai aimé cette
langue pour sa flexibilité de corps bien en forme, sa richesse de vocabulaire
où s'atteste à chaque mot le contact direct et varié des réalités, et parce que
presque tout ce que les hommes ont dit de mieux a été dit en grec. Il est, je
le sais, d'autres langues: elles sont pétrifiées, ou encore à naître. Des prêtres
égyptiens m'ont montré leurs antiques symboles, signes plutôt que mots,
efforts très anciens de classification du monde et des choses, parler sépulcral
d'une race morte. Durant la guerre juive, le rabbin Joshua m'a expliqué
littéralement certains textes de cette langue de sectaires, si obsédés par leur
dieu qu'ils ont négligé l'humain. Je me suis familiarisé aux armées avec le
langage des auxiliaires celtes; je me souviens surtout de certains chants…
Mais les jargons barbares valent tout au plus pour les réserves qu'ils
constituent à la parole humaine, et pour tout ce qu'ils exprimeront sans
doute dans l'avenir. Le grec, au contraire, a déjà derrière lui ses trésors
d'expérience, celle de l'homme et celle de l'État. Des tyrans ioniens aux
démagogues d'Athènes, de la pure austérité d'un Agésilas aux excès d'un
Denys ou d'un Démétrius, de la trahison de Démarate à la fidélité de
Philopoemen, tout ce que chacun de nous peut tenter pour nuire à ses
semblables ou pour les servir a, au moins une fois, été fait par un Grec.
Il en va de même de nos choix personnels: du cynisme à l'idéalisme,
du scepticisme de Pyrrhon aux rêves sacrés de Pythagore, nos refus
ou nos acquiescements ont eu lieu déjà; nos vices et nos vertus ont
des modèles grecs. Rien n'égale la beauté d'une inscription latine votive
ou funéraire: ces quelques mots gravés sur la pierre résument avec une
majesté impersonnelle tout ce que le monde a besoin de savoir de nous.
C'est en latin que j'ai administré l'empire; mon épitaphe sera incisée en latin
sur les murs de mon mausolée au bord du Tibre, mais c'est en grec que
j'aurai pensé et vécu".
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire