dimanche 24 août 2014

Francesco Morosi; "Mémoires d'Hadrien" de Marguerite Yourcenar, conversation avec les élèves de III D ESABAC




Francesco Morosi ancien élève de notre  lycée classique,
étudiant à la SCUOLA NORMALE SUPERIORE DI PISA,
intervient pour une conversation littéraire  concernant
Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar,
en cours de français avec les élèves   de IIIe D,

Voici quelques citations utiles:




Diventare Adriano




M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951
J’ai beaucoup reconstruit: c’est collaborer avec le temps sous son aspect de passé, en saisir ou en
modifier l’esprit, lui servir de relais vers un plus long avenir; c’est retrouver sous les pierres le secret
des sources. Notre vie est brève: nous parlons sans cesse des siècles qui précèdent ou qui suivent
le nôtre comme s’ils étaient totalement étrangers.
M. Yourcenar, Carnets de notes, 1974
Ce livre a été conçu, puis écrit, en tout ou en partie, sous diverses formes, entre 1924 et 1929, entre
la vingtième et la vingt-cinquième année. Tous ces manuscrits ont été détruits, et méritaient de
l’être. [...] Travaux recommencés en 1934; longues recherches [...] projet repris et abandonné plusieurs
fois entre 1934 e 1937. [...] En tout cas, j’étais trop jeune. Il est des livres qu’on ne doit pas
écrire avant d’avoir dépassé quarante ans. [...] Je cesse de travailler à ce livre (sauf pour quelques
jours, à Paris) entre 1937 et 1939. [...] Projet abandonné de 1939 à 1948. J’y pensais parfois, mais
avec découragement, presque avec indifférence, comme à l’impossible. [...] En décembre 1948, je
reçus de Suisse, où je l’avais entreposée pendant la guerre, une malle pleine de papiers de famille et
de lettres vieilles de dix ans [...] Je jetais mécaniquement au feu cet échange de pensées mortes avec
des Maries, des François, des Pauls disparus. Je dépliai quatre ou cinq feuilles dactylographiées; le
papier avait jauni. Je lus la suscription: «Mon cher Marc...» Marc... De quel ami, de quel amant, de
quel parent éloigné s’agissait-il? Je ne me rappelais pas ce nom-là. Il fallut quelques instants pour
que je me souvinsse que Marc était mis là pour Marc Aurèle et que j’avais sous les yeux un fragment
du manuscrit perdu. Depuis ce moment, il ne fut plus question que de récrire ce livre coûte
que coûte.
M. Yourcenar, Entretiens radiophoniques, 1972
Cette différence que la plupart des gens tendent à faire entre ce qui est ‘historique’ et ce qui est
‘moderne’ ou ‘contemporain’ me paraît étonnamment factice [...] c’est un concept de l’esprit contre
lequel j’aimerais lutter.
M. Yourcenar, Entretiens radiophoniques, 1972
La seule satisfaction émotionnelle que nous vaut le passé, comme d’ailleurs le présent, est de nous
montrer à chaque génération, le courage et la bonne volonté humaine s’efforçant de réparer ou
d’améliorer au moins un coin de l’état des choses, jamais triomphants, mais jamais non plus complètement
vaincus ou découragés.
M. Yourcenar, Carnets de notes, 1974
Ceux qui mettent le roman historique dans une catégorie à part oublient que le romancier ne fait jamais
qu’interpréter, à l’aide des procédés de son temps, un certain nombre de faits passés, de souvenirs
conscients ou non, tissus de la même matière que l’Histoire. [...] De notre temps, le roman
historique, ou ce que, par commodité, on consent à nommer tel, ne peut être que plongé dans un
temps retrouvé, prise de possession d’un monde intérieur.
M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951
J’ai vu en Egypte des dieux et des rois colossaux; j’ai trouvé au poignet des prisonniers sarmates
des bracelets qui répètent à l’infini le même cheval au galop ou les mêmes serpents se dévorant l’un
l’autre. Mais notre art (j’entends celui des Grecs) a choisi de s’en tenir à l’homme. Nous seuls
avons su montrer dans un corps immobile la force et l’agilité latentes; nous seuls avons fait d’un
front lisse l’équivalent d’une pensée sage. Je suis comme nos sculpteurs: l’humain me satisfait; j’y
trouve tout, jusqu’à l’éternel.
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M. Yourcenar, Carnets de notes, 1974
La substance, la structure humaine ne changent guère. Rien de plus stable que la courbe d’une cheville,
la place d’un tendon, ou la forme d’un orteil. [...] Au siècle dont je parle, nous sommes encore
très près de la libre vérité du pied nu.
M. Yourcenar, Carnets de notes, 1974
Le roman dévore aujourd’hui toutes les formes; on est à peu près forcé d’en passer par lui. Cette
étude sur la destinée d’un homme qui s’est nommé Hadrien eût été une tragédie au XVIIe siècle;
c’eût été un essai à l’époque de la Renaissance.
M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951
Peu à peu, cette lettre commencée pour t’informer des progrès de mon mal est devenue le délassement
d’un homme qui n’a plus l’énergie nécessaire pour s’appliquer longuement aux affaires de
l’Etat, la méditation écrite d’un malade qui donne audience à ses souvenirs. Je me propose maintenant
davantage: j’ai formé le projet de te raconter ma vie. [...] La vérité que j’entends exposer ici
n’est pas particulièrement scandaleuse, ou ne l’est qu’au degré où toute vérité fait scandale [...] Je
t’offre ici [...] un récit dépourvu d’idées préconçues et de principes abstraits, tiré de l’expérience
d’un seul homme qui est moi-même. J’ignore à quelles conclusions ce récit m’entraînera. Je compte
sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour me mieux connaître
avant de mourir.
M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951
Comme le voyageur qui navigue entre les îles de l’Archipel voit la buée lumineuse se lever vers
soir, et découvre peu à peu la ligne du rivage, je commence à apercevoir le profil de ma mort.
M. Yourcenar, Carnets de notes, 1974
La seule phrase qui subsiste de la rédaction de 1934: «Je commence à apercevoir le profil de ma
mort.» Comme un peintre établi devant un horizon, et qui sans cesse déplace son chevalet à droite,
puis à gauche, j’avais enfin trouvé le point de vue du livre.
M. de Montaigne, Essais, 1580
C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit dès l’entrée que je ne m’y suis proposé aucune fin,
que domestique et privée. [...] Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire,
sans contention et artifice: car c’est moi que je peins [...] Ainsi lecteur, je suis moi-même la matière
de mon livre.
M. Yourcenar, Carnets de notes, 1974
Ces libres sages du monde antique pensaient comme nous en terme de physique ou de physiologie
universelle: ils envisageaient la fin de l’homme et la mort du globe. Plutarque et Marc Aurèle
n’ignoraient pas que les dieux et les civilisations passent et meurent. Nous ne sommes pas les seuls
à regarder en face un inexorable avenir.
M. Yourcenar, Carnets de notes, 1974
Ne jamais perdre de vue le graphique d’une vie humaine, qui ne se compose pas, quoi qu’on dise,
d’une horizontale et de deux perpendiculaires, mais bien plutôt de trois lignes sinueuses, étirées à
l’infini, sans cesse rapprochées et divergeant sans cesse: ce qu’un homme a cru être, ce qu’il a voulu
être, et ce qu’il fut.
M. Yourcenar, Carnets de notes, 1974
[...] m’obliger à essayer de combler, non seulement la distance me séparant d’Hadrien, mais surtout
celle qui me séparait de moi-même [...] Ce livre est la condensation d’un énorme ouvrage élaboré
pour moi seule.
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M. Yourcenar, Carnets de notes, 1974
Grossièreté de ceux qui vous disent: «Hadrien, c’est vous». Grossièreté peut-être aussi grande de
ceux qui s’étonnent qu’on ait choisi un sujet si lointain et si étranger. Le sorcier qui se taillade le
pouce au moment d’évoquer les ombres sait qu’elles n’obéiront pas à son appel que parce qu’elle
lapent son propre sang. Il sait aussi, ou devrait savoir, que les voix qui lui parlent sont plus sages et
plus dignes d’attention que ses propres cris.
M. Yourcenar, Carnets de notes, 1974
Tout être qui a vécu l’aventure humaine est moi.
M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951
Je ne méprise pas les hommes. Si je le faisais, je n’aurais aucun droit, ni aucune raison, d’essayer de
les gouverner. Je les sais vains, ignorants, avides, inquiets, capables de presque tout pour réussir,
pour se faire valoir, même à leurs propres yeux, ou tout simplement pour éviter de souffrir. Je le
sais: je suis comme eux, du moins par moments, ou j’aurais pu l’être. Entre autrui et moi, les différences
que j’aperçois sont trop négligeables pour compter dans l’addition finale.
M. Yourcenar, Carnets de notes, 1974
Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment
unique où l’homme seul a été.
M. Yourcenar, Carnets de notes, 1974
Seule, une autre figure historique m’a tentée avec une insistance presque égale: Omar Khayyam,
poète astronome. Mais la vie de Khayyam est celle du contemplateur, et du contempteur pur: le
monde de l’action lui a été par trop étranger. D’ailleurs, je ne connais pas la Perse et n’en sais pas la
langue.
M. Yourcenar, Carnets de notes, 1974
Je me suis plu à faire et à refaire le portrait d’un homme presque sage.
M. Yourcenar, Carnets de notes, 1974
Ceux qui auraient préféré un Journal d’Hadrien à des Mémoires d’Hadrien oublient que l’homme
d’action tient rarement de journal: c’est presque toujours plus tard, du fond d’une période d’inactivité,
qu’il se souvient, note, et le plus souvent s’étonne.
M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951
Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions de montagne, de matériaux divers
entassés pêle-mêle. J’y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales d’instinct et
de culture.
M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951
J’aime mon corps; il m’a bien servi, et de toutes les façons, et je ne lui marchande pas les soins nécessaires.
M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951
[...] qu’un seul être, au lieu de nous inspirer tout au plus de l’irritation, du plaisir, ou de l’ennui,
nous hante comme une musique et nous tourmente comme un problème; qu’il passe de la périphérie
de notre univers à son centre, nous devienne enfin plus indispensable que nous-mêmes, et l’étonnant
prodige a lieu, où je vois bien davantage un envahissement de la chair par l’esprit qu’un simple jeu
de la chair.
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M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951
Mon procédé se basait sur une série d’observations faites sur moi-même: toute explication lucide
m’a toujours convaincu, toute politesse m’a conquis, tout bonheur m’a presque toujours rendu sage.
M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951
J’étais enfant encore lorsque j’essayai pour la première fois de tracer su stylet ces caractères d’un
alphabet inconnu: mon grand dépaysement commençait, et mes grands voyages, et le sentiment
d’un choix aussi délibéré et aussi involontaire que l’amour. J’ai aimé cette langue pour sa flexibilité
de corps bien en forme, sa richesse de vocabulaire où s’atteste à chaque mot le contact direct et varié
des réalités, et parce que presque tout ce que les hommes ont dit le mieux, a été dit en grec [...]
C’est en latin que j’ai administré l’empire [...] mais c’est en grec que j’aurai pensé et vécu.
M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951
Une partie de chaque vie, et même de chaque vie fort plus digne de regard, se passe à rechercher les
raisons d’être, les points de départ, les sources.
M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951
[...] elles [les actions] sont ma seule mesure, et le seul moyen de me dessiner dans la mémoire des
hommes, ou même dans la mienne propre; puisque c’est peut-être l’impossibilité de continuer à
s’exprimer et à se modifier par l’action qui constitue la différence entre l’état de mort et celui de
vivant. Mais il y a entre moi et ces actes dont je suis fait un hiatus indéfinissable.
M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951
Ce qui m’intéressait n’était pas une philosophie de l’homme libre (tous ceux qui s’essayent m’ennuyèrent)
mais une technique: je voulais trouver la charnière où notre volonté s’articule au destin,
où la discipline seconde, au lieu de la freiner, la nature. [...] La vie m’était un cheval dont on épouse
les mouvements, mais après l’avoir, de son mieux, dressé.
M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951
Sur vingt ans de pouvoir, j’en ai passé douze sans domicile fixe. [...] Peu d’hommes aiment longtemps
le voyage, ce bris perpétuel de toutes les habitudes, cette secousse sans cesse donnée à tous
les préjugés. Mais je travaillais à n’avoir nul préjugé et peu d’habitudes.
Sénèque, Lettres à Lucile, 104.13-14
Jamais un voyage a-t-il en soi profité à personne? A-t-il calmé la soif des plaisirs, mis un frein aux
cupidités, guéri les emportements, maîtrisé les tempêtes de l'indomptable amour, délivré l'âme d'un
seul de ses maux, ramené la raison, dissipé l'erreur? Non : mais comme l'enfant admire ce qu'il n'a
jamais vu, c'est un certain attrait de nouveauté qui captive un moment. Du reste l'inconstance de
l'esprit, alors plus malade que jamais, s'en irrite encore, et il devient plus mobile, plus vagabond par
l'effet même du déplacement. Aussi les lieux qu'on cherchait si ardemment, on met plus d'ardeur
encore à les fuir, et, comme l'oiseau de passage, on vole plus loin, on part plus vite qu'on n'était venu.
M. de Montaigne, Essais, 1580
Le voyager me semble un exercice profitable [...] L’âme y a une continuelle exercitation à remarquer
des choses inconnues et nouvelles, et je ne sache point meilleure école, comme je dis souvent,
à former la vie, que de lui proposer incessamment la diversité de tant d’autre vie, fantaisie et usances,
et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature.
M. Yourcenar, Carnets de notes, 1974
Refaire du dedans ce que les archéologues du XIXe siècle ont fait du dehors.
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M. Yourcenar, Carnets de notes, 1974
Un pied dans l’érudition, l’autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette
magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l’intérieur de quelqu’un.
M. Yourcenar, Entretiens radiophoniques, 1972
La troisième possibilité d’accès est d’ordre métaphysique, et consiste en cette espèce de regard qui
nous fait embrasser d’un seul coup le temps, le temps dans lequel le personnage a vécu, et aussi le
nôtre, ce temps qui est ‘de l’éternité pliée’, comme disait Cocteau dans une formule inoubliable.
M. Yourcenar, Carnets de notes, 1974
Les règles du jeu: tout apprendre, tout lire, s’informer de tout, et, simultanément, adapter à son but
les Exercices d’Ignace de Loyola ou la méthode de l’ascète hindou qui s’épuise, des années durant,
à visualiser un peu plus exactement l’image qu’il crée sous ses paupières fermées. Poursuivre à travers
des milliers de fiches l’actualité des faits; tâcher de rendre leur mobilité, leur souplesse vivante,
à ces visages de pierre. [...] Travailler à lire un texte du IIe siècle avec des yeux, une âme, des sens
du IIe siècle; le laisser baigner dans cette eau-mère que sont les faits contemporains; écarter s’il se
peut toutes les idées, tous les sentiments accumulés par couches successives entre ces gens et nous.
[...] S’interdire les ombres portées; ne pas permettre que la buée d’une haleine s’étale sur le tain du
miroir; prendre seulement ce qu’il y a de plus durable, de plus essentiel en nous, dans les émotions
des sens ou dans les opérations de l’esprit, comme point de contact avec ces hommes qui, comme
nous, croquèrent des olives, burent du vin, s’engluèrent les doigts de miel, luttèrent contre le vent
aigre et la pluie aveuglante et cherchèrent en été l’ombre d’un platane, et jouirent, et pensèrent, et
vieillirent, et moururent.
M. Yourcenar, Carnets de notes, 1974
Ce qui ne signifie pas, comme on le dit trop, que la vérité historique soit toujours et en tout insaisissable.
Il en va de cette vérité comme de toutes les autres: on se trompe plus ou moins. [...] Quoi
qu’on fasse, on reconstruit toujours le monument à sa manière. Mais c’est déjà beaucoup de n’employer
que des pierres authentiques.
H. de Balzac, Préface à La peau de chagrin, 1831
L’auteur pense être d’accord avec tout intelligence, haute ou baisse, en composant l’art littéraire de
deux parties bien distinctes: l’observation - l’expression [...] Outre ces deux conditions essentielles
au talent, il se passe chez les poètes ou chez les écrivains réellement philosophes, un phénomène
moral, inexplicable, inouï, dont la science peut difficilement rendre compte. C’est une sorte de seconde
vue qui leur permet de deviner la vérité dans toutes les situations possibles [...] Les hommes
ont-ils le pouvoir de faire venir l’univers dans leur cerveau, ou leur cerveau est-il un talisman avec
lequel ils abolissent les lois du temps et de l’espace?
ps.-Aurèle Victor, De vita et moribus imperatorum, XIV.6
Varius, multiplex, multiformis: ad vitia atque virtutes quasi arbiter genitus, impetum mentis quodam
artificio regens, ingenium invidum, triste, lascivum et ad ostentationem sui insolens callide tegebat;
continentiam, facilitatem, clementiam simulans, contraque dissimulans ardorem gloriae quo flagrabat.
Dion Cassius, Histoire Romaine, LXIX.11
En Egypte, il éleva une ville qui tire son nom d'Antinoüs. Antinoüs était de la ville de Bithynium,
en Bithynie, ville que nous appelons Claudiopolis ; il avait été son mignon et était mort en Egypte,
soit pour être tombé dans le Nil, comme l'écrit Adrien, soit pour avoir été immolé en sacrifice,
comme c'est la vérité ; car Adrien, ainsi que je l'ai dit, était très curieux, et il recourait à la divination
et à des pratiques magiques de toute sorte.
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M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951
Antinoüs agrippé à mon bras tremblait, non de terreur, comme je le crus
alors, mais sous le coup d’une pensée que je compris plus tard. Un être
épouvanté de déchoir, c’est-à-dire de vieillir, avait dû se promettre depuis
longtemps de mourir au premier signe du déclin, ou même bien avant. J’en
arrive aujourd’hui à croire que cette promesse, que tant de nous se sont faite,
mais sans la tenir, remontait chez lui très loin, à l’époque de Nicomédie et de
la rencontre au bord de la source. Elle expliquait son indolence, son ardeur
au plaisir, sa tristesse, son indifférence totale à tout avenir. Mais il fallait encore
que ce départ n’eût pas l’air d’une révolte, et ne contînt nulle plainte.
L’éclair du mont Cassius lui montrait une issue: la mort pouvait devenir une
dernière forme de service, un dernier don, et le seul qui restât. L’illumination de l’aurore fut peu de
chose à côté du sourire qui se leva sur ce visage bouleversé. Quelques jours plus tard, je revis ce
même sourire, mais plus caché, voilé d’ambiguïté: à souper, Polémon, qui se mêlait de chiromancie,
voulut examiner la main du jeune homme, cette paume où m’effrayait moi-même une étonnante
chute d’étoiles. L’enfant la retira, la referma, d’un geste doux, et presque pudique. Il tenait à garder
le secret de son jeu, et celui de sa fin.


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