Voici une des œuvres composées par le comte duc,
en langue d'oc, en limousin, accompagnée de la traduction française:
Farai chansoneta nueva, Ans que vent ni gel ni plueva: Ma dona m'assaya e-m prueva, Quossi de qual guiza l'am; E ja per plag que m'en mueva No-m solvera de son liam. | Ferai chansonnette nouvelle Avant qu'il vente, pleuve ou gèle Ma dame m'éprouve, tente De savoir combien je l'aime ; Mais elle a beau chercher querelle, Je ne renoncerai pas à son lien |
Qu'ans mi rent a lieys e-m liure, Qu'en sa carta-m pot escriure. E no m'en tenguatz per yure, S'ieu ma bona dompna am!Quar senes lieys non puesc viure, Tant ai pres de s'amor gran fam. | Je me rends à elle, je me livre, Elle peut m'inscrire en sa charte ; Et ne me tenez pour ivre Si j'aime ma bonne dame, Car sans elle je ne puis vivre, Tant de son amour j'ai grand faim. |
Que plus es blanca qu'evori, Per qu'ieu autra non azori: Si-m breu non ai aiutori, Cum ma bona dompna m'am, Morrai, pel cap sanh Gregori, Si no-m bayza en cambr'o sotz ram. | Elle est plus blanche qu'ivoire, Je n'adorerai qu'elle ! Mais, si je n'ai prompt secours, Si ma bonne dame ne m'aime, Je mourrai, par la tête de Saint Grégoire, Un baiser en chambre ou sous l'arbre ! |
Qual pro-y auretz, dompna conja, Si vostr'amors mi deslonja Par que-us vulhatz metre monja! E sapchatz, quar tan vos am, Tem que la dolors me ponja, Si no-m faitz dreg dels tortz q'ie-us clam. | Qu'y gagnerez-vous, belle dame, Si de votre amour vous m'éloignez ? Vous semblez vous mettre nonne, Mais sachez que je vous aime tant Que je crains la douleur blessante Si vous ne faites droit des torts dont je me plains. |
Qual pro i auretz s'ieu m'enclostre E no-m retenetz per vostre Totz lo joys del mon es nostre, Dompna, s'amduy nos amam.Lay al mieu amic Daurostre, Dic e man que chan e bram. | Que gagnerez-vous si je me cloître, Si vous ne me tenez pas pour vôtre ? Toute la joie du monde est nôtre, Dame, si nous nous aimons, Je demande à l'ami Daurostre De chanter, et non plus crier. |
Per aquesta fri e tremble, Quar de tam bon'amor l'am, Qu'anc no cug qu'en nasques semble En semblan del gran linh n'Adam. | Pour elle je frissonne et tremble, Je l'aime tant de si bon amour ! Je n'en crois jamais née de si belle En la lignée du seigneur Adam. |
Les plus anciennes chansons d'amour connues écrites en langue dite "vulgaire", c'est à dire autre que le latin, apparaissent à la charnière du XIe et du XIIe siècle dans l'oeuvre de l'inventeur connu du trobar; le duc Guillaume IX d'Aquitaine. Né en 1071, il règne de 1086 à 1127, date de sa mort.
Ses chansons d'amours accusent nettement la forme et les caractéristiques des chansons qui vont être composées dans les deux siècles qui vont suivre. Elles ne sont pas de vagues essais balbutiants. Au contraire, elles apparaissent comme un art déjà mûri par des poètes de générations précédentes. Mais de cette lente maturation, rien ne nous est parvenu. Il faut l'accepter et l'admettre. Guillaume IX est le premier troubadour dont on possède les oeuvres et cela en fait l'inventeur du Trobar.
Guillaume est le plus puissant seigneur de son temps. Il participe à la croisade de 1101 à 1102. Ce fut un désastre non seulement pour lui-même et ses troupes, mais aussi pour tous les alliés de cette période. Il fut même captif un certain temps. Orderic Vital ; un chroniqueur de ces temps ; dit qu'à son retour Guillaume raconta sa captivité "en vers rimés, avec de plaisantes modulations". Mais des chansons de ce genre, aucune n'est conservée. De cette épopée, il faut retenir son passage à Constantinople, cour impériale raffinée où se produisaient de nombreux "artistes" de toutes nationalités qui influencèrent certainement le Duc.
Il participa à plusieurs expéditions en Espagne pour aider les rois dans leur reconquète de la péninsule. A la bataille de Cutanda, il arborait, paraît-il, un bouclier sur lequel était peint le corps de sa maîtresse. Dans les cours espagnoles, en période de paix, des artistes juifs, chrétiens et musulmans se produisaient. Parfois ils formaient une même groupe.
Il reçut à Poitiers Blédri ap Davidor, chevalier et barde d'origine galloise qui (ré-)introduisit l'histoire de Tristan et Iseut en Gaule à cette époque. Or, beaucoup de troubadours connaissaient cette légende et certains y feront nettement référence.
On peut diviser les chansons de Guillaume en trois groupes : les chansons courtoises , les chansons grossières et un chanson dite d'adieu.
L'homme courtois
Goût particulier pour une cour bien policée ? Souhait de plaire aux Dames de sa cour plus raffinées que leurs rustres de maris ? Impossible à savoir. Les poèmes sont là pour le prouver : à l'aurore du XIIe siècle ce grand seigneur, Guillaume, chante avec les plus beaux mots de la langue d'Oc qu'il manipule avec aisance et maîtrise. Dans ses chansons courtoises, la note de sensualité n'est pas absente, mais la note dominante est celle d'une conception idéale de l'amour. Pour Guillaume, cet amour idéal provoque une sorte de joie extatique, le "joy", puissance d'amour qui peut tout transformer et opère des miracles :
"Sa joie peut guérir les malades, Sa colère faire mourir les biens portants ; Elle peut rendre sot un sage et transformer la beauté d'un bel homme ; Elle peut faire d'un courtois un rustre et d'un rustre un homme de cour".
Cette puissance d'amour, c'est la Dame qui la génère. Ce "joy" objet de la quête des Troubadours doit être rapproché du "gaudia" des moines. Comme le moine, le troubadour doit se soumettre aux lois d'amour (et donc à sa Dame) pour être un parfait serviteur d’amour, être distingué dans ses actions et en paroles :
"Il doit montrer obédience à maintes gens celui qui veut aimer et il lui convient de savoir accomplir des faits avenants et de se garder, à la cour, de parler comme un vilain."
Guillaume invente les mots-clefs et les règles du trobar, et il se vante d'être le premier, l'inventeur. Sûr de sa valeur de trobador e d'amador, il tient à exposer son "métier" et il revendique sa propriété artistique :
"Car je porte de ce métier la fleur !"
Il se donne lui-même le titre de maistre certa, maître infaillible, en amour comme en poésie :
"J'ai nom maître infaillible ! Et jamais ma maîtresse ne m'aura une nuit sans vouloir m'avoir le lendemain, car je suis si bien instruit en ce métier, et je m'en vante, que je puis gagner mon pain sur tous les marchés."
Il annonce le thème de la Dame aimée de loin, sans jamais avoir été vue ; amour mystérieux. Jaufré Rudel, troubadour de la génération suivante, sera le maître de ce thème.
"J'ai une amie, je ne sais qui elle est, Car par ma foi ! je ne la vis jamais... Jamais je ne la vis et je l'aime fort ..."
Philosophe, il est un des rares poètes à avoir écrit une chanson sur le "néant", qui fut "trouvée en dormant sur un cheval", à l'état de rêve, en dehors de toute réalité. Faut-il voir là une possible influence du dualisme latent du XIIe siècle ? Car le néant est un thème cher aux cathares et c'est sur ce thème que les premières disputes entre docteurs cathares et saint Dominique eurent lieu un siècle plus tard. Chez Guillaume, la chanson courtoise contient déjà tous les thèmes répétés plus tard par ses successeurs.
"Je vais faire un poème sur le pur néant"
Sur mon cheval.
Je ne sais pas à que l heure je vins au jour :
Je ne suis ni allègre ni chagriné,
Je ne suis ni sauvage ni familier,
Et n’y puis rien :
Ainsi je fus de nuit doué par une fée
Sur un haut puy.
Je ne sais pas l’instant ou j’ai pris mon sommeil,
Ni l’instant ou je veille, à moins qu’on me le dise.
Peu s’en faut si mon cœur n’est pas parti
D’un deuil cruel ;
Mais voilà qui m’importe autant qu’une souris,
Par saint Martial !
Je suis malade et tremble de mourir,
Et je sais seulement ce que j’en entends dire ;
Un médecin je chercherai à mon plaisir,
Je n’en sais de pareil .
On est bon médecin quand on sait me guérir,
Non, si j’ai mal .
Une amie, j’en ai une, et je ne sais qui elle est,
Jamais je ne la vis, je le dis par ma foi ;
Elle ne m’a rien fait qui me plaise ou me pèse,
Ca m’est égal,
Car jamais il n’y eut ni Normand ni Français
Dans ma maison.
Jamais je ne la vis, pourtant je l’aime fort,
Jamais elle ne me fit un tort, ni mon droit,
Quand je ne la vois pas, m’en porté-je plus mal ?
Qu’importe un coq !
Car j’en connais une plus aimable et plus belle,
Et qui vaut mieux .
Je ne sais pas l’endroit ou elle est établie,
Si c’est dans la montagne ou si c’est dans la plaine ;
Je n’ose pas dire le tort qu’elle m’a fait
Mais il m’importe,
Et je suis affecté qu’elle demeure ici
Quand je m’en vais.
Je l’ai fait ce poème, et je ne sais sur qui ;
Et je vais le faire parvenir à celui
Qui me le fera parvenir par autrui
Là vers l’Anjou,
Pour qu’il me fasse parvenir de son étui
La contre-clé .
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire