jeudi 28 août 2014

Arnaut Daniel dans le XXVIe chant du Purgatoire de la "Divina Commedia" de Dante





Dante rencontre le troubadour



« Ieu sui Arnautz qu’amas l'aura
e chatz la lebre ab lo bou
e nadi contra suberna. »

je suis Arnaut qui amasse l'air
et chasse le lièvre avec le beuf
et qui nage contre courant

dans le XXVI chant du Purgatoire


El cominciò liberamente a dire: 
«Tan m’abellis vostre cortes deman, 
            qu’ieu no me puesc ni voill a vos cobrire.     141

Ieu sui Arnaut, que plor e vau cantan; 
consiros vei la passada folor, (1) 
                 vei jausen lo joi qu’esper, denan.             144

Ara vos prec, per aquella valor 
que vos guida al som de l’escalina, 
                sovenha vos a temps de ma dolor!».        147

Poi s’ascose nel foco che li affina

 1)l'amour qui amène à la folie  



 Salué par Dante:

   voilà comment Guido Guinizzelli présente à Dante Arnaut

"le meilleur forgeron du parler maternel"

(vers 117 : "Il miglior fabbro del parlar materno")
  
 et par Petrarque,

Trionfo d'amore :

« Fra tutti il primo Arnaldo Daniello
gran maestro d'amor; ch’alla sua terra
Ancor fa onor col suo dir novo e bello. »


... "dont le style 

 fait encore honneur au pays qui l’a vu naître".


 il fut redécouvert entre autre

 par Aragon dans un texte écrit en 1941 et intitulé



  





La canso d’Arnaut Daniel

Lo ferm voler q’el cor m’intra
no-m pot jes becs escoissendre ni ongla
de lausengier qui pert per maldir s’arma
e car non l’aus batr’ab ram ni ab verga
sivals a frau lai on non aurai oncle
jauzirai joi en vergier o dinz cambra.

Qan mi soven de la cambra
on a mon dan sai que nuills hom non intra
anz me son tuich plus que fraire ni oncle
non ai membre no-m fremisca neis l’ongla
aissi cum fai l’enfas denant la verga
tal paor ai no-l sia trop de l’arma

Del cor li fos non de l’arma
e cossentis m’a celat dinz sa cambra
que plus mi nafra-l cor que colps de verga
car lo sieus sers lai on ill es non intra
totz temps serai ab lieis cum carns et ongla
e non creirai chastic d’amic ni d’oncle.

Anc la seror de mon oncle
non amei plus ni tant per aquest’arma
c’aitant vezis cum es lo detz de l’ongla
s’a liei plagues volgr’esser de sa cambra
de mi pot far l’amors q’inz el cor m’intra
mieills a son vol c’om fortz de frevol verga.

Pois flori la seca verga
ni d’En Adam mogron nebot ni oncle
tan fin amors cum cella q’el cor m’intra
non cuig fos anc en cors ni neis en arma
on qu’ill estai fors en plaz’ o dins cambra
mos cors no-is part de lieis tan cum ten l’ongla.

C’aissi s’enpren e s’enongla
mos cors en lei cum l’escross’en la verga
qu’ill m’es de joi tors e palaitz e cambra
e non am tan fraire paren ni oncle
q’en paradis n’aura doble joi m’arma
si ja nuills hom per ben amar lai intra.

Arnaut tramet sa chansson d’ongl’ e d’oncle
a grat de lieis que de sa verg’ a l’arma,
son Desirat cui pretz  en cambra intra.


Traduction de Jacques Roubaud

La ferme volonté qui au coeur m’entre 
ne peut ni langue la briser ni ongle
de médisant qui perd à mal dire son âme
n’osant le battre de rameau ou de verge
en fraude seulement où je n’ai nul oncle
je jouirai de ma joie en verger ou chambre

Quand je me souviens de la chambre
où pour mon mal je sais que nul homme n’entre
mais tous me sont pires que frère ou qu’oncle
tremblent tous les membres jusqu’à l’ongle
ainsi que fait l’enfant devant la verge
tant j’ai peur de n’être assez sien dans mon âme 

Ah que je sois sien dans le corps non l’âme 
et qu’elle m’accueille en secret dans sa chambre
plus me blesse le coeur que coup de verge
d’être son serf qui là où elle est n’entre 
toujours je serai près d’elle comme chair et ongle
n’écoutant aucun reproche d’ami ni d’oncle 

Jamais la soeur de mon oncle
 je n’aimerai tant ou plus par mon âme
aussi proche qu’est le doigt de l’ongle 
s’il lui plaisait je voudrais être dans sa chambre
il peut faire de moi l’amour qui dans mon coeur entre
à son gré comme homme fort de faible verge

Depuis qu’a fleuri la sèche verge
que du seigneur Adam est descendu nain ou oncle
en amour comme celui qui dans mon coeur entre
je ne crois pas qu’il en fut dans un corps ni dans une âme
où qu’elle soit sur la place ou dans la chambre
on coeur sera moins loin que l’épaisseur d’un ongle 

Qu’ainsi s’enracine revienne ongle
mon coeur en elle comme écorce en la verge
elle m’est de joie tour et palais et chambre 
je n’aime tant frère parent ni oncle 
en paradis aura double joie mon âme
si jamais homme d’avoir aimé y entre

Arnault finit sa chanson d’ongle et d’oncle
pour plaire à celle dont la verge est l’âme
son Desirat son prix entre sa chambre





Quelques notes sur le texte – ce que dit le poète

Outre qu’il est capital dans l’histoire de la littérature universelle (les Troubadours, fondateurs de la langue occitane, sont des poètes universels), ce texte, cettecanso nous en apprend sur l’érotique d’Arnaut Daniel. Et si d’aucuns avaient encore des doutes sur la dimension charnelle de l’érotique des troubadours, la réponse se trouve dans ce vers sans ambiguïté, placé en tête de la strophe III du poème : Del cors li fos non de l’arma (Ah que je sois sien dans le corps non l’âme)…
Le drame de la séparation que vit le troubadour se retrouve ici traité ainsi que dans nombre d’autres cansos. C’est l’un des thèmes de prédilection du trobar : le poète aime sa Dame qui le tient éloigné. Ici, Arnaut ne peut pénétrer dans la chambre de l’Aimée dont l’entrée lui est interdite (Quand je me souviens de la chambre / où pour mon mal nul homme n’entre… strophe II). Pourtant, le poète ne perd pas espoir. Une union est encore espérée, possible. Où ? En paradis où son âme aura double joie "si jamais homme d’avoir aimé y entre". 
A la même époque, les cathares croyaient que nous vivions dans le monde séparés de notre âme originelle dont nous ne détenions qu’une parcelle emprisonnée dans nos corps de chair. Ils enseignaient que l’homme devait faire, par le Consolament, le salut de son âme afin de retrouver en paradis l’unité principielle d’où il avait chuté pour devenir l’Adam terrestre. Peut-on lire, ici, une évocation à mots couverts de la doctrine cathare ? Chacun est libre de son interprétation…

(c) Serge Bonnery, 2012

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