dimanche 21 septembre 2014

Nuit Rhénane, Alcools ( 1913) de Guillaume Apollinaire










Nuit rhénane


Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme
Écoutez la chanson lente d’un batelier
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds
  
Debout chantez plus haut en dansant une ronde
Que je n’entende plus le chant du batelier
Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile aux nattes repliées
  
Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent
Tout l’or des nuits tombe en tremblant s’y refléter
La voix chante toujours à en râle-mourir
Ces fées aux cheveux verts qui incantent l’été

Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire


"Nuit rhénane", comme "Mai", appartient à la suite des Rhénanes du recueil Alcools(1913). Ce sont neuf poèmes inspirés par le séjour d'Apollinaire au bord du Rhin et, de manière allusive, par son amour pour Annie Playden. La spécificité de "Nuit rhénane" tient à sa mise en œuvre de figures empruntées à la mythologie germanique, les Ondines. Elles ont une séduction certaine et un pouvoir maléfique qui entraînent le poète dans un univers surnaturel inquiétant.
Nous étudierons tout d'abord la progression dramatique, remarquable dans un poème où rien ne se passe jusqu'au dernier vers. Puis nous analyserons l'expression des diverses manifestations du surnaturel. Enfin, nous nous attacherons, au double plan de l'énoncé et de l'énonciation. à la puissance magique du verbe : au plan de l'énoncé, à la magie du chant du batelier dans le poème ; au plan de l'énonciation, à la magie dans l'écriture d'Apollinaire.
1) La progression dramatique
· Strophe 1
Le poème s'ouvre sur l'évocation d'une scène paisible dans un cabaret, le soir au bord du Rhin, comme l'indique le titre: "Nuit rhénane". Le protagoniste - le personnage qui dit "je" et qui, dès le deuxième vers, nous invite à partager ses impressions "Écoutez") - contemple son verre empli de vin en écoutant "la chanson lente d'un batelier" (v. 2). Ce dernier célèbre l'apparition de "sept femmes" aux " cheveux verts" (v. 3-4). Ondines que la mythologie germanique fait vivre au fond des fleuves dans un palais de cristal où elles attirent et gardent prisonniers pêcheurs et chevaliers.
· Strophe 2
Abruptement, la deuxième strophe exprime l'effroi du protagoniste. S'adressant cette fois à ses compagnons de boisson: "Debout chantez plus haut en dansant une ronde" (v. 5), il révèle que c'est précisément "le chant du batelier", avec les Ondines qu'il décrit, qui est la cause de sa trayeur. Et il tente de conjurer leur puissance maléfique en s'entourant de jeunes filles ordinaires, "blondes 3 (v. 7), inexpressives "Au regard immobile ", v. 8) et sages (" aux nattes repliées ", v. 8).
· Strophe 3
La troisième strophe marque encore une progression dans l'ordre de l'étrange et de l'inquiétant. Le jeune homme (le protagoniste) y découvre l'ivresse du fleuve lui-même; et la répétition ("Le Rhin le Rhin est ivre", v. 9) traduit justement son saisissement et son appréhension que partagent aussi les étoiles ( "l'or des nuits , v. 10) qui e tombe[nt] en tremblant [s]e refléter" (v. 10) au fond du Rhin.
Au chant du batelier est associé un thème de mort ("à en râle mourir, v. 11) tandis que se révèle la nature véritable des Ondines : ce sont des sorcières jeteuses de sorts ("incantent", v. 12).
· Strophe4
La quatrième strophe, constituée d'un seul alexandrin, contraste par sa brièveté avec les quatrains précédents. Elle traduit précisément l'éclatement inattendu du verre: "Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire (v. 13), comme sous l'effet des Sorts des "fées aux cheveux verts (v. 12) de la strophe précédente ou de la chanson qui les célèbre.
L'absence de commentaire prouve la stupeur du protagoniste atterré par le triomphe du surnaturel. Le poème s'achève de manière abrupte, laissant le lecteur partager l'incrédulité du jeune homme.



"Nuit rhénane" est en fait un poème très complexe : il entraîne le lecteur dans une série d'interprétations que remettent en cause, à chaque fois, le bris du verre qui le clôt,  Rêverie dramatique née des vapeurs du vin, chanson glorifiant des sorcières à la fois belles et dangereuses, évocation voilée d'une femme aimée et cruelle.
Ce poème célèbre l'action magique par excellence, la création poétique qui renouvelle le monde. En ce sens, le bris du verre symbolise l'irruption de la poésie dans la réalité banale qu'elle fait voler en éclats.











L'Esprit Nouveau et les Poètes (1918)

L'ESPRIT NOUVEAU QUI DOMINERA  le monde entier ne s'est fait jour dans la poésie nulle part comme en France. La forte discipline intellectuelle que se sont imposée de tout temps les Français leur permet, à eux et à ceux qui leur appartiennent spirituellement, d'avoir une conception de la vie, des Arts et des Lettres qui, sans être la simple constatation de l'Antiquité, ne soit pas non plus un pendant du beau décor romantique.
L'esprit nouveau qui s'annonce prétend avant tout hériter des classiques un solide bon sens, un esprit critique assuré, des vues d'ensemble sur l'univers et dans l'âme humaine, et le sens du devoir qui dépouille les sentiments et en limite ou plutôt en contient les manifestations.
Il prétend encore hériter des romantiques une curiosité qui le pousse à explorer tous les domaines propres à fournir une matière littéraire qui permette d'exalter la vie sous quelque forme qu'elle se présente.
Explorer la vérité, la chercher, aussi bien dans le domaine ethnique, par exemple, que dans celui de l'imagination, voilà les principaux caractères de cet esprit nouveau.Cette tendance du reste a toujours eu ses représentants audacieux qui l'ignoraient; il y a longtemps qu'elle se forme, qu'elle est en marche (…)
 Le vers libre donna un libre essor au lyrisme; mais il n'était qu'une étape 

   des explorations qu'on pouvait faire dans le domaine de la forme.



 Les recherches dans la forme ont repris désormais une grande importance.
     Elle est légitime(…)
 

L'esprit nouveau est celui du temps même où nous vivons. Un temps fertile en surprises. Les poètes veulent dompter la prophétie, cette ardente cavale que l'on n'a jamais maîtrisée.
Ils veulent enfin, un jour, machiner la poésie comme on a machiné le monde.
 Ils veulent être les premiers à fournir un lyrisme tout neuf à ces nouveaux moyens d'expression qui ajoutent à l'art le mouvement et qui sont 1e phonographe et le cinéma. Ils n'en sont encore qu'à la période des incunables. Mais attendez, les prodiges parleront d'eux-mêmes et l'esprit nouveau, qui gonfle de vie l'univers, se manifestera formidablement dans les lettres, dans les arts et dans toutes les choses que l'on connaisse.
 





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