mardi 2 septembre 2014

Albert Camus "Au cloître de San Francesco à Fiesole" Carnets I











Ce balancement continu entre la vie et la mort...




  "l'incertain de l'avenir ...  la liberté  absolue à l'égard de mon passé et de moi-même...
  cette fièvre, lucide, qui me presse en face de mon destin"


Au cloître de San Francesco à Fiesole, une petite cour bordée d'arcades, gonflée de fleurs rouges , de soleil et d'abeilles jaunes et noires. Dans un coin, un arrosoir vert. Partout, des mouches bourdonnent. Recuit de chaleur, le petit  jardin fume doucement. Je suis assis par terre et je pense à ces franciscains dont j'ai vu les cellules tout à l'heure, dont je vois maintenant les inspirations, et je sens bien que, s'ils ont raison, c'est avec moi qu'ils ont raison. Derrière le mur où je m'appuie, je sais qu'il y a la colline qui dévale vers la ville et cette offrande de tout Florence avec ses cyprès. Mais cette splendeur du monde est comme la justification de ces hommes. Je mets tout mon orgueil à croire qu'elle est aussi la mienne et celle de tous les hommes de ma race - qui savent qu'un point extrême de pauvreté rejoint toujours le luxe et la richesse du monde. S'ils se dépouillent, c'est pour une plus grande vie (et non pour une autre vie). C'est le seul sens que je consente à entendre dans le mot « dénuement ». « Être nu » garde toujours un sens de liberté physique et cet accord de la main et des fleurs, cette entente amoureuse de la terre et de l'homme délivre de l'humain, ah, je m'y convertirais bien si elle n'était déjà ma religion.

Aujourd'hui, je me sens libre à l'égard de mon passé et de ce que j'ai perdu. Je ne veux que ce resserrement et cet espace clos - cette lucide et patiente ferveur. Et comme le pain chaud qu'on presse et qu'on fatigue, je veux seulement tenir ma vie entre mes mains, pareil à ces hommes qui ont su renfermer leur vie entre des fleurs et des colonnes. Ainsi encore de ces longues nuits de train où l'on peut se parler et se préparer à vivre, soi devant soi, et cette admirable patience à  reprendre des idées, à les arrêter dans leur fuite, puis à avancer encore. Lécher sa vie comme un sucre d'orge, la former, l'aiguiser, l'aimer enfin, comme on cherche le mot, l'image, la phrase définitive, celui ou celle qui conclut, qui arrête, avec quoi on partira et qui fera désormais toute la couleur de notre regard. Je puis bien m'arrêter là, trouver enfin le terme d'un an de vie effrénée et surmenée. Cette présence de moi-même à moi-même, mon effort est de la mener jusqu'au bout, de la maintenir devant tous les visages de ma vie même au prix de la solitude que je sais maintenant si difficile à supporter. Ne pas céder : tout est là. Ne pas consentir, ne pas trahir. Toute ma violence m'y aide et le point où elle me porte mon amour m'y rejoint et, avec lui, la furieuse passion de vivre qui fait le sens de mes journées.
Chaque fois que l'on (que je) cède à ses vanités, chaque fois qu'on pense et vit pour « paraître », on trahit. À chaque fois, c'est toujours le grand malheur de vouloir paraître qui m'a diminué en face du vrai. Il n'est pas nécessaire de se livrer aux autres, mais seulement à ceux qu'on aime. Car alors ce n'est plus se livrer pour paraître mais seulement pour donner. Il y a beaucoup plus de force dans un homme qui ne paraît que lorsqu'il le faut. Aller jusqu'au bout, c'est savoir garder son secret. J'ai souffert d'être seul, mais pour avoir gardé mon secret, j'ai vaincu la souffrance d'être seul. Et aujourd'hui, je ne connais pas de plus grande gloire que de vivre seul et  ignoré. Écrire, ma joie profonde ! Consentir au monde et au jouir - mais seulement dans le dénuement. Je ne serais pas digne d'aimer la nudité des plages si je ne savais demeurer nu devant moi-même. Pour la première fois, le sens du mot bonheur ne me paraît pas équivoque. Il est un peu le contraire de ce qu'on entend par l'ordinaire « Je suis heureux ».
Une certaine continuité dans le désespoir finit par engendrer la joie. Et les mêmes hommes qui, à San Francesco, vivent devant les fleurs rouges, ont dans leur cellule le crâne de mort qui nourrit leurs méditations, Florence à leur fenêtre et la mort sur la table. Pour moi, si je me sens à un tournant de ma vie, ce n'est pas à cause de ce que j'ai acquis, mais de ce que j'ai perdu. Je me sens des forces extrêmes et profondes. C'est grâce à elles. que je dois vivre, comme je l'entends. Si aujourd'hui me trouve si loin de tout, c'est que je n'ai d'autre force que d'aimer et d'admirer. Vie au visage de larmes et de soleil, vie sans le sel et la pierre chaude, vie comme je l'aime et je l'entends, il me semble qu'à la caresser, toutes mes forces de désespoir et d'amour se conjugueront. Aujourd'hui n'est pas comme une halte entre oui et non. Mais il est oui et il est non. Non et révolte devant tout ce qui n'est pas les larmes et le soleil. Oui à ma vie dont je sens pour la première fois la promesse à venir. Une année brûlante et désordonnée qui se termine et l'Italie ; l'incertain de l'avenir, mais la liberté  absolue à l'égard de mon passé et de moi-même. Là est ma pauvreté et ma richesse unique. C'est comme si je recommençais la partie ; ni plus heureux ni plus malheureux. Mais avec la conscience de mes forces, le mépris de mes vanités, et cette fièvre, lucide, qui me presse en face de mon destin.
15 sept. 37



Albert camus "Mostra Giottesca"










Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire