jeudi 4 juin 2015

MATHAEUS GRUNEWALD "le plus forcené des peintre selon Joris-Karl Huysmans




Je me suis remis à la lecture de Huysmans ...







La révélation de ce naturalisme, Durtal l'avait eue, l'an passé, alors 
qu'il était moins qu'aujourd'hui pourtant excédé par l'ignominieux 
spectacle de cette fin de siècle. C'était en Allemagne, devant une 
crucifixion de Mathaeus Grünewald. 
Et il frissonna dans son fauteuil et ferma presque douloureusement 
les yeux. Avec une extraordinaire lucidité, il revoyait ce tableau, là, 
devant lui, maintenant qu'il l'évoquait; et ce cri d'admiration qu'il 
avait poussé, en entrant dans la petite salle du musée de Cassel, il le 
hurlait mentalement encore, alors que, dans sa chambre, le Christ se 
dressait, formidable, sur sa croix, dont le tronc était traversé, en 
guise de bras, par une branche d'arbre mal écorcée qui se courbait, 
ainsi qu'un arc sous le poids du corps. "
Cette branche semblait prête à se redresser et à lancer par pitié, loin 
de ce terroir d'outrages et de crimes, cette pauvre chair que 
maintenaient, vers le sol, les énormes clous qui trouaient les pieds. 
Démanchés, presque arrachés des épaules, les bras du Christ 
paraissaient garrottés dans toute leur longueur par les courroies 
enroulées des muscles. L'aisselle éclamée craquait; les mains 
grandes ouvertes brandissaient des doigts hagards qui bénissaient 
quand même, dans un geste confus de prières et de reproches; les 
pectoraux tremblaient, beurrés par les sueurs; le torse était rayé de 
cercles de douves par la cage divulguée des côtes; les chairs 
gonflaient, salpêtrées et bleuies, persillées de morsures de puces, 
mouchetées comme de coups d'aiguilles par les pointes des verges 
qui, brisées sous la peau, la lardaient encore, çà et là, d'échardes. 
L'heure des sanies était venue; la plaie fluviale du flanc 
ruisselait plus épaisse, inondait la hanche d'un sang pareil au 
jus foncé des mûres; des sérosités rosâtres, des petits laits, des 
eaux semblables à des vins de Moselle gris, suintaient de la 
poitrine, trempaient le ventre au-dessous duquel ondulait le 
panneau bouillonné d'un linge; puis, les genoux rapprochés de 
force heurtaient leurs rotules, et les jambes tordues s'évidaient 
jusqu'aux pieds qui, ramenés l'un sur l'autre, s'allongeaient, 
poussaient en pleine putréfaction, verdissaient dans des flots 
de sang. Ces pieds spongieux et caillés étaient horribles; la 
chair bourgeonnait, remontait sur la tête du clou et leurs doigts 
crispés contredisaient le geste implorant des mains, 
maudissaient, griffaient presque, avec la corne bleue de leurs 
ongles, l'ocre du sol, chargé de fer, pareil aux terres 
empourprées de la Thuringe. 
Au-dessus de ce cadavre en éruption, la tête apparaissait, 
tumultueuse et énorme; cerclée d'une couronne désordonnée 
d'épines, elle pendait, exténuée, entrouvrait à peine un œil hâve 
où frissonnait encore un regard de douleur et d'effroi; la face 
était montueuse, le front démantelé, les joues taries; tous les 
traits renversés pleuraient, tandis que la bouche descellée riait 
avec sa mâchoire contractée par des secousses tétaniques, 
atroces. 
Le supplice avait été épouvantable, l'agonie avait terrifié 
l'allégresse des bourreaux en fuite.
Maintenant, dans le ciel d'un bleu de nuit, la croix paraissait se 
tasser, très basse, presque au ras du sol, veillée par deux figures qui 
se tenaient de chaque côté du Christ : - l'une, la Vierge, coiffée d'une 
capuce d'un rose de sang séreux, tombant en des ondes pressées sur 
une robe d'azur las à longs plis, la Vierge rigide et pâle, bouffie de 
larmes qui, les yeux fixes, sanglote, en s'enfonçant les ongles dans 
les doigts des mains; - l'autre, saint Jean, une sorte de vagabond, de 
rustre basané de la Souabe, à la haute stature, à la barbe frisottée en 
de petits copeaux, vêtu d'étoffes à larges pans comme taillées dans 
de l'écorce d'arbre, d'une robe écarlate, d'un manteau jaune 
chamoisé, dont la doublure, retroussée près des manches, tournait au 
vert fiévreux des citrons pas mûrs. Epuisé de pleurs, mais plus 
résistant que Marie brisée et rejetée quand même debout, il joint les 
mains en un élan, s'exhausse vers ce cadavre qu'il contemple de ses 
yeux rouges et fumeux et il suffoque et crie, en silence, dans le 
tumulte de sa gorge sourde. 
Ah! devant ce Calvaire barbouillé de sang et brouillé de larmes, l'on 
était loin de ces débonnaires Golgotha que, depuis la Renaissance, 
l'Eglise adopte ! Ce Christ au tétanos n'était pas le Christ des Riches, 
l'Adonis de Galilée, le bellâtre bien portant, le joli garçon aux 
mèches rousses, à la barbe divisée, aux traits chevalins et fades, que 
depuis quatre cents ans les fidèles adorent. Celui-là, c'était le Christ 
de saint Justin, de saint Basile, de saint Cyrille, de Tertullien, le 
Christ des premiers siècles de l'Eglise, le Christ vulgaire, laid, parce 
qu'il assuma toute la somme des péchés et qu'il revêtit, par humilité, 
les formes les plus abjectes. 
C'était le Christ des Pauvres, Celui qui s'était assimilé aux plus 
misérables de ceux qu'il venait racheter, aux disgraciés et aux 
mendiants, à tous ceux sur la laideur ou l'indigence desquels 
s'acharne la lâcheté de l'homme; et c'était aussi le plus humain des 
Christ, un Christ à la chair triste et faible, abandonné par le 
Père qui n'était intervenu que lorsque aucune douleur nouvelle 
n'était possible, le Christ assisté seulement de sa Mère qu'il 
avait dû, ainsi que tous ceux que l'on torture, appeler dans des 
cris d'enfant, de sa Mère, impuissante alors et inutile. 
Par une dernière humilité sans doute, il avait supporté que la 
Passion ne dépassât point l'envergure permise aux sens; et, 
obéissant à d'incompréhensibles ordres, il avait accepté que sa 
Divinité fût comme interrompue depuis les soufflets et les 
coups de verges, les insultes et les crachats, depuis toutes ces 
maraudes de la souffrance, jusqu'aux effroyables douleurs 
d'une agonie sans fin. Il avait ainsi pu mieux souffrir, râler, 
crever ainsi qu'un bandit, ainsi qu'un chien, salement, 
bassement, en allant dans cette déchéance jusqu'au bout, 
jusqu'à l'ignominie de la pourriture, jusqu'à la dernière avanie 
du pus ! 
Certes, jamais le naturalisme ne s'était encore évadé dans des 
sujets pareils; jamais peintre n'avait brassé de la sorte le 
charnier divin et si brutalement trempé son pinceau dans les 
plaques des humeurs et dans les godets sanguinolents des 
trous. C'était excessif et c'était terrible. Grünewald était le plus 
forcené des réalistes; mais à regarder ce Rédempteur de 
vadrouille, ce Dieu de morgue, cela changeait. De cette tête 
exulcérée filtraient des lueurs; une expression surhumaine 
illuminait l'effervescence des chairs, l'éclampsie des traits. 
Cette charogne éployée était celle d'un Dieu, et, sans auréole, 
sans nimbe, dans le simple accoutrement de cette couronne 
ébouriffée, semée de grains rouges par des points de sang, 
Jésus apparaissait, dans sa céleste Supéressence, entre la
 Vierge, foudroyée, ivre de pleurs, et le saint Jean dont les yeux
calcinés ne parvenaient plus à fondre des larmes. 
Ces visages d'abord si vulgaires resplendissaient, transfigurés par 
des excès d'âmes inouïes. Il n'y avait plus de brigand, plus de 
pauvresse, plus de rustre, mais des êtres supraterrestres auprès d'un 
Dieu. 
Grünewald était le plus forcené des idéalistes. Jamais peintre n'avait 
si magnifiquement exalté l'altitude et si résolument bondi de la cime 
de l'âme dans l'orbe éperdu d'un ciel. Il était allé aux deux extrêmes 
et il avait, d'une triomphale ordure, extrait les menthes les plus fines 
des dilections, les essences les plus acérées des pleurs. Dans cette 
toile, se révélait le chef-d'œuvre de l'art acculé, sommé de rendre 
l'invisible et le tangible, de manifester l'immondice éplorée du corps, 
de sublimer la détresse infinie de l'âme. 
Non, cela n'avait d'équivalent dans aucune langue. En littérature, 
certaines pages d'Anne Emmerich sur la Passion se rapprochaient, 
mais atténuées, de cet idéal de réalisme surnaturel et de vie véridique 
et exsurgée. Peut-être aussi certaines effusions de Ruysbrœck 
s'élançant en des jets géminés de flammes blanches et noires, 
rappelaient-elles, pour certains détails, la divine abjection de 
Grünewald et encore non, cela restait unique, car c'était tout à la fois 
hors de portée et à ras de terre. 
Mais alors..., se dit Durtal, qui s'éveillait de sa songerie, mais alors, 
si je suis logique, j'aboutis au catholicisme du Moyen Age, au 
naturalisme mystique; ah non, par exemple, et si pourtant ! "


Huysmans, Là-bas, 
Le roman de Durtal, 1999 
ED Bartillat pp.28-31.






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