mercredi 20 août 2014

Albert Camus "L'étranger"










Les premières lignes de  L'étranger

sont aussi célèbres que l'incipit de la

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"Longtemps, je me suis couché de bonne heure",

mais alors que Marcel regrettait le  baiser de sa maman,

 Meursault paraît indifférent à  la mort de la sienne  ...


Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu
un télégramme de l'asile: «Mère décédée. Enterrement demain.
Sentiments distingués.» Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier.
L'asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d'Alger.
Je prendrai l'autobus à deux heures et j'arriverai dans l'après-midi. Ainsi,
 je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J'ai demandé deux jours de
congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille.
 Mais il n'avait pas l'air content. Je lui ai même dit : «Ce n'est pas de ma faute.»
 II n'a pas répondu. J'ai pensé alors que je n'aurais pas dû lui dire cela.
En somme, je n'avais pas à m'excuser. C'était plutôt à lui de me présenter
ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il
me verra en deuil. Pour le moment, c'est un peu comme si maman
n'était pas morte. Après l'enterrement, au contraire , ce sera une affaire
 classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.
J'ai pris l'autobus à deux heures. II faisait très chaud. J'ai mangé au restaurant,
 chez Céleste, comme d'habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi
et Céleste m'a dit: «On n'a qu'une mère.» Quand je suis parti, ils m'ont
accompagné à la porte. J'étais un peu étourdi parce qu'il a fallu que je monte
chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard.
Il a perdu son oncle, il y a quelques mois. J'ai couru pour ne pas manquer
le départ.  Cette hâte, cette course, c'est à cause de tout cela sans doute,
ajouté aux cahots, à l'odeur d'essence, à la réverbération de la route et du ciel,
que je me suis assoupi.  J'ai dormi pendant presque tout le trajet.
Et quand je me suis réveillé, j'étais tassé contre un militaire qui m'a souri
et qui m'a demandé si je venais de loin. J'ai dit «oui» pour n'avoir plus à parler.
  L'asile est à deux kilomètres du village. J'ai fait le chemin à pied. J'ai voulu voir
maman tout de suite. Mais le concierge m'a dit qu'il fallait que je rencontre
le directeur. Comme il était occupé, j'ai attendu un peu.
 Pendant tout ce temps, le concierge a parlé et ensuite, j'ai vu le directeur :
 il m'a reçu dans son bureau. C'était un petit vieux, avec la Légion d'honneur.
 Il m'a regardé de ses yeux clairs. Puis il m'a serré la main qu'il a gardée
si longtemps  que je ne savais trop comment la retirer. Il a consulté un dossier
 et m'a dit: «Mme Meursault est entrée ici il y a trois ans. Vous étiez son seul
soutien.» J'ai cru qu'il me reprochait quelque chose et j'ai commencé à lui
 expliquer. Mais il m'a interrompu: «Vous n'avez pas à vous justifier,
mon cher enfant. J'ai lu le dossier de votre mère. Vous ne pouviez subvenir
à ses besoins. Il lui fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout compte
fait, elle était plus heureuse ici.» J'ai dit: «Oui, monsieur le Directeur.» Il a ajouté:
«Vous savez, elle avait des amis, des gens de son âge. Elle pouvait partager
 avec eux des intérêts  qui sont d'un autre temps. Vous êtes jeune et elle devait
s'ennuyer avec vous.» C'était vrai. Quand elle était à la maison, maman passait
son temps à me suivre des yeux en silence. Dans les premiers jours où elle était
à l'asile, elle pleurait souvent.
Mais c'était à cause de l'habitude. Au bout de quelques mois, elle aurait pleuré
si on l'avait retirée de l'asile. Toujours à cause de l'habitude. C'est un peu pour
cela que dans la dernière année je n'y suis presque plus allé. Et aussi parce que
cela me prenait mon dimanche — sans compter l'effort pour aller à l'autobus,
prendre des tickets et faire deux heures de route.
Le directeur m'a encore parlé. Mais je ne l'écoutais presque plus. Puis il m'a dit:
«Je suppose que vous voulez voir votre mère.» Je me suis levé sans rien dire
 et il m'a précédé vers la porte. Dans l'escalier, il m'a expliqué: «Nous l'avons
transportée dans notre petite morgue. Pour ne pas impressionner les autres
Chaque fois qu'un pensionnaire meurt, les autres sont nerveux pendant deux
ou trois jours. Et ça rend le service difficile.» Nous avons traversé une cour où
 il y avait beaucoup de vieillards, bavardant par petits groupes. Ils se taisaient
 quand nous passions. Et derrière nous, les conversations reprenaient.
On aurait dit d'un jacassement assourdi de perruches. A la porte d'un petit
 bâtiment, le directeur m'a quitté: «Je vous laisse, monsieur Meursault.
Je suis à votre disposition dans mon bureau. En principe, l'enterrement est
fixé à dix heures du matin. Nous avons pensé que vous pourrez ainsi veiller
la disparue. Un dernier mot: votre mère a, paraît-il, exprimé souvent à
ses compagnons le désir d'être enterrée religieusement. J'ai pris sur moi
de faire le nécessaire. Mais je voulais vous en informer.» Je l'ai remercié.
Maman, sans être athée, n'avait jamais pensé de son vivant à la religion.



  




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