lundi 1 septembre 2014

Albert Camus et l'Italie - "L'Envers et l'Endroit": La mort dans l'âme







Je vous invite à la lecture de ce passage de 

 La mort dans l'âme

 tiré de


    De retour de Prague , c'est  l'Italie de Vicence

   comme 

                       "Terre faite à"  son "âme" ... qui l'accueille


       « In magnificentia naturae, resurgit spiritus. »



"Chaque être rencontré, chaque odeur ....,



 tout m’est prétexte pour

aimer sans mesure"

Encore une fois c'est 

  
"la leçon du soleil et des pays qui"


 l "’ont vu naître"

qui s'impose





J’entre en Italie. Terre faite à mon âme, je reconnais un à un les signes de son approche. Ce sont les premières maisons aux tuiles écailleuses, les premières vignes plaquées contre un mur que le sulfatage a bleui. Ce sont les premiers linges tendus dans les cours, le désordre des choses, le débraillé des hommes. Et le premier cyprès (si grêle et pourtant si droit),le premier olivier, le figuier poussiéreux. Places pleines d’ombres des petites villes italiennes, heures de midi où les pigeons cherchent un abri, lenteur et paresse, l’âme y use ses révoltes. La passion chemine par degrés vers les larmes. Et puis, voici Vicence. Ici, les journées tournent sur elles-mêmes, depuis l’éveil du jour gonflé du cri des poules jusqu’à ce soir sans égal, doucereux et tendre, soyeux derrière les cyprès et mesuré longuement par le chant des cigales. Ce silence intérieur qui m’accompagne, il naît de la course lente qui mène la journée à cette autre journée. Qu’ai-je à souhaiter d’autre que cette chambre ouverte sur la plaine, avec ses meubles antiques et ses dentelles au crochet. J’ai tout le ciel sur la face et ce tournoiement des journées, il me semble que je pourrais le suivre sans cesse, immobile, tournoyant avec elles. Je respire le seul bonheur dont je sois capable - une conscience attentive et amicale. Je me promène tout le jour : de la colline,  je descends vers Vicence ou bien je vais plus avant dans la campagne. Chaque être rencontré, chaque odeur de cette rue, tout m’est prétexte pour aimer sans mesure. Des jeunes femmes qui surveillent une colonie de vacances, la trompette des marchands de glaces (leur voiture, c’est une gondole montée sur roues et munie de brancards), les étalages de fruits, pastèques rouges aux graines noires, raisins translucides et gluants - autant d’appuis pour qui ne sait plus être seul . Mais la flûte aigre et tendre des cigales, le parfum d’eaux et d’étoiles qu’on rencontre dans les nuits de septembre, les chemins odorants parmi les lentisques et les roseaux, autant de signes d’amour pour qui est forcé d’être seul . Ainsi, les journées passent. Après l’éblouissement des heures pleines de soleil, le soir vient, dans le décor splendide que lui fait l’or du couchant et le noir des cyprès. Je marche alors sur la route, vers les cigales qui s’entendent de si loin.
À mesure que j’avance, une à une, elles mettent leur chant en veilleuse, puis se taisent. J’avance d’un pas lent, oppressé par tant d’ardente beauté. Une à une, derrière moi, les cigales enflent leur voix puis chantent : un mystère dans ce ciel d’où tombent l’indifférence et la beauté. Et, dans la dernière lumière, je lis au fronton d’une villa : « In magnificentia naturae, resurgit spiritus. » C’est là qu’il faut s’arrêter. La première étoile déjà, puis trois lumières sur la colline d’en face, la nuit soudain tombée sans rien qui l’ait annoncée, un murmure et une brise dans les buissons derrière moi, la journée s’est enfuie, me laissant sa douceur.
Bien sûr, je n’avais pas changé, Je n’étais seulement plus seul. À Prague, j’étouffais entre des murs. Ici, j’étais devant le monde, et projeté autour de moi, je peuplais l’univers de formes semblables à moi. Car je n’ai pas encore parlé du soleil. De même que j’ai mis longtemps à comprendre mon attachement et mon amour  pour le monde de pauvreté où s’est passée mon enfance, c’est maintenant seulement que j’entrevois la leçon du soleil et des pays qui m’ont vu naître. Un peu avant midi, je sortais et me dirigeais vers un point que je connaissais et qui dominait l’immense plaine de Vicence. Le soleil était
presque au zénith, le ciel d’un bleu intense et aéré. Toute la lumière qui en tombait dévalait la pente des collines, habillait les cyprès et les oliviers, les maisons blanches et les toits rouges, de la plus chaleureuse des robes, puis allait se perdre dans la plaine qui fumait au soleil. Et chaque fois, c’était le même dénuement. En moi, l’ombre horizontale du petit homme gros et court. Et dans ces plaines tourbillonnantes au soleil et dans la poussière, dans ces collines rasées et toutes croûteuses d’herbes brûlées, ce que je touchais du doigt, c’était une forme dépouillée et sans attraits de ce goût du néant que je portais en moi. Ce pays me ramenait au cœur de moi-même et me mettait [100] en face de mon angoisse secrète. Mais c’était l’angoisse de Prague et ce n’était pas elle. Comment l’expliquer ? Certes, devant cette plaine italienne, peuplée d’arbres, de soleil et de sourires, j’ai saisi mieux qu’ailleurs l’odeur de mort et d’inhumanité qui me poursuivait depuis un mois. Oui, cette plénitude sans larmes, cette paix sans joie qui m’emplissait, tout cela n’était fait que d’une conscience très nette de ce qui ne me revenait pas : d’un renoncement et d’un désintérêt. Comme celui qui va mourir et qui le sait ne s’intéresse pas au sort de sa femme, sauf dans les romans. Il réalise la vocation de l’homme qui est d’être égoïste, c’est-à-dire désespéré. Pour moi, aucune promesse d’immortalité dans ce pays. Que me faisait de revivre en mon âme, et sans yeux pour voir Vicence, sans mains pour toucher les raisins de Vicence, sans peau pour sentir la caresse de la nuit sur la route du Monte Berico à la villa Valmarana ?
Oui, tout ceci était vrai. Mais, en même  temps, entrait en moi avec le soleil quelque chose que je saurais mal dire. À cette extrême pointe de l’extrême conscience, tout se rejoignait et ma vie m’apparaissait comme un bloc à rejeter ou à recevoir. J’avais besoin d’une grandeur. Je la trouvais dans la confrontation de mon désespoir profond et de l’indifférence secrète d’un des plus beaux paysages du monde. J’y puisais la force d’être courageux et conscient à la fois. C’était assez pour moi d’une chose si difficile et si paradoxale. Mais, peut-être, ai-je déjà forcé quelque chose de ce qu’alors je ressentais si justement. Au reste, je reviens souvent à Prague et aux jours mortels que j’y vécus. J’ai retrouvé ma ville. Parfois, seulement, une odeur aigre de concombre et de vinaigre vient réveiller mon inquiétude. Il faut alors que je pense à Vicence. Mais les deux me sont chères et je sépare mal mon amour de la lumière et de la vie d’avec mon secret attachement pour l’expérience désespérée que j’ai voulu décrire. On l’a compris déjà, et moi, je ne veux pas me résoudre à choisir. Dans la banlieue d’Alger, il y a un petit cimetière aux portes de fer noir. Si l’on va jusqu’au bout, c’est la vallée que l’on découvre avec la baie au fond. On peut longtemps rêver devant cette offrande qui soupire avec la mer. Mais quand on revient sur ses pas, on trouve une plaque « Regrets éternels », dans une tombe abandonnée. Heureusement, il y a les idéalistes pour arranger les choses.







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