mardi 12 août 2014

Montaigne: "Ai-je perdu mon temps"..." [Essais, Livre II, chapitre XVIII, « Du démentir », extrait]




Le chapitre XVIII, intitulé "Du démentir" reprend l'avis aux lecteurs et montre qu'il écrit pour lui et ses amis. Il aborde un thème fondamental : pourquoi et comment parler de soi.
Il est assez rare qu'un auteur ne s'interroge pas sur sa démarche
 autobiographique. Deux thèmes : interrogations sur le bien fondé
 de l'écriture autobiographique et justification de l'autobiographie
 et de sa publication.   
En écrivant son autobiographie, Montaigne se révèle tel qu'il est
 et trouve ainsi une occasion de mieux se connaître, tout en
donnant à un public potentiel une possibilité de le connaître.
  
 
 


 
 


 "Ai-je perdu mon temps?..."
 
 
    Et quand personne ne me lira, ai-je perdu mon temps de m'être entretenu tant d'heures oisives à pensements si utiles et agréables ? Moulant sur moi cette figure, il m'a fallu si souvent dresser et composer pour m'extraire, que le patron s'en est fermi et aucunement formé soi-même. Me peignant pour autrui, je me suis peint en moi de couleurs plus nettes que n'étaient les miennes premières. Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre m'a fait, livre consubstantiel à son auteur, d'une occupation propre, membre de ma vie ; non d'une occupation et fin tierce et étrangère comme tous autres livres.
    Ai-je perdu mon temps de m'être rendu compte de moi si continuellement, si curieusement ? Car ceux qui se repassent par fantaisie seulement et par langue quelque heure, ne s'examinent pas si primement, ni ne se pénètrent, comme celui qui en fait son étude, son ouvrage et son métier, qui s'engage à un registre de durée, de toute sa foi, de toute sa force.
    Les plus délicieux plaisirs, si se digèrent-ils au dedans, fuient à laisser trace de soi, et fuient la vue non seulement du peuple, mais d'un autre.
    Combien de fois m'a cette besogne diverti de cogitations ennuyeuses ! et doivent être comptées pour ennuyeuses toutes les frivoles. Nature nous a étrennés d'une large faculté à nous entretenir à part, et nous y appelle souvent pour nous apprendre que nous nous devons en partie à la société, mais en la meilleure partie à nous. Aux fins de ranger ma fantaisie à rêver même par quelque ordre et projet, et la garder de se perdre et extravaguer au vent, il n'est que de donner corps et mettre en registre tant de menues pensées qui se présentent à elle. J'écoute à mes rêveries parce que j'ai à les enrôler. Quant de fois, étant marri de quelque action que la civilité et la raison me prohibaient de reprendre à découvert, m'en suis-je ici dégorgé, non sans dessein de publique instruction ! Et si, ces verges poétiques :
Zon dessus l'oeil, zon sur le groin,
Zon sur le dos du Sagoin !
s'impriment encore mieux en papier qu'en la chair vive. Quoi, si je prête un peu plus attentivement l'oreille aux livres, depuis que je guette si je pourrai friponner quelque chose de quoi émailler ou étayer le mien ?
    
 [Essais, Livre II, chapitre XVIII, « Du démentir », extrait]


 
 
 
 
 Montaigne souligne le plaisir de la relation à soi-même car il faut se regarder comme  un autre et avoir une relation avec soi-même. Il donne une grande place à l'affectivité :  champ lexical du plaisir et de l'agrément.
On pourra toujours relire les moments heureux de sa vie. On fige pour l'éternité les moments les plus agréables de sa vie.L'autobiographie, faire le point, faire ressurgir les plaisirs est le meilleur moyen de lutter contre l'ennui. Il nous montre la relation entre la représentation de soi et la connaissance de soi (autobiographie : essayer  de se représenter).
Les deux opérations vont de paire : parler de soi implique une meilleure connaissance de soi. Il utilise le vocabulaire de la peinture et de la sculpture pour le champ lexical de parler de soi : "moulant sur moi cette figure", "dresser et composer", "le patron" (c'est Montaigne lui-même), "me peignant", "couleurs", "l'étude", "l'ouvrage".
Il faut que Montaigne se regarde. Cela montre les différentes étapes de l'autobiographie. Une meilleure maîtrise de soi. Montaigne met en valeur sa volonté de dominer son imagination quand il va parler de lui (champ lexical de l'ordre ), "ranger ma fantaisie à rêver", "ordre", "la garder de se perdre et extravaguer  au vent", "enrôler". 
Soucis de structure, de ne pas aller dans tous les sens, de suivre un fil conducteur.  D'où l'autobiographie (meilleure maîtrise de soi).
 


 
 




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