vendredi 29 août 2014

Georges Chelon chante Charles Baudelaire "Franciscae meae laudes"













Franciscae meae Laudes



Nouis te cantabo chordis,

O nouelletum quod ludis
In solitudine cordis.



Esto sertis implicata,

O femina delicata
Per quam soluuntur peccata !



Sicut beneficum Lethe,

Hauriam oscula de te,
Quae imbuta es magnete.



Quum uitiorum tempestas

Turbabat omnes semitas,
Apparuisti, Deitas,



Velut stella salutaris

In naufragiis amaris...
– Suspendam cor tuis aris !



Piscina plena uirtutis,

Fons aeternae iuuentutis,
Labris uocem redde mutis !



Quod erat spurcum, cremasti ;

Quod rudius, exaequasti ;
Quod debile, confirmasti.



In fame mea taberna,

In nocte mea lucerna,
Recte me semper guberna.



Adde nunc uires uiribus,

Dulce balneum suauibus
Unguentatum odoribus !



Meos circa lumbos mica,

O castitatis lorica,
Aqua tincta seraphica ;



Patera gemmis corusca,

Panis salsus, mollis esca,
Diuinum uinum, Francisca !



Charles Baudelaire "Les  Fleurs du Mal" (LX, Speen et Idéal)


Louanges à ma Françoise




Mes cordes neuves te loueront,

Ô ma puce qui te folâtres
Dans la réclusion de mon cœur.



Sois enveloppée de couronnes,

Ô créature délicieuse
Par qui les péchés sont remis !



Comme d'un bienfaisant Léthé,

Je boirai des baisers de toi
Qui d'aimant es désaltérée.



Lorsque la tempête des vices

Tourmentait tous les sentiers,
Tu m'es apparue, Déité,



Telle une étoile salutaire

Dans l'amertume des naufrages...
– Mon cœur sera pour tes autels !



Piscine pleine de vertu,

Source de jouvence éternelle,
Rends la voix aux lèvres muettes !



Ce qui était vil, tu brûlas ;

Le plus rude, tu l'aplanis ;
Le débile, tu l'affermis.



Dans l'avidité mon auberge,

Dans le sommeil ma luciole,
Guide-moi toujours comme il faut.



Revigore à présent mes forces,

Onctueux bain par de suaves
Fragrances aromatisé !



Ondule à l'entour de mes reins,

Ô ceinture de chasteté,
Mouillée par une eau séraphique ;



Coupe étincelante de gemmes,

Pain salé, douce nourriture,
Vin divin, ma tendre Françoise !

Charles Baudelaire : "Paysage idéal, paysage de l'Idéal" (Les Fleurs du Mal Ed. Bibliolycée Hachette)







Luxe, calme et volupté de Henri Matisse - Musée d'Orsay




À l'inverse du payage préromantique qui associe à un paysage
  
un état d'âme, avec Baudelaire il semblerait que l'état dâme
  
se dévoile lyriquement sous la forme d'un paysage.





L'invitation au voyage









Mon enfant, ma soeur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,         
Aimer et mourir         5
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux                              10
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.              




Des meubles luisants,                   15
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs                    
Aux vagues senteurs de l'ambre,  20
Les riches plafonds,


Les miroirs profonds,

La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l'âme en secret                      25
Sa douce langue natale.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.





Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux                30
Dont l'humeur est vagabonde ;
C'est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu'ils viennent du bout du monde. 

- Les soleils couchants              35

Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D'hyacinthe et d'or ;
Le monde s'endort
Dans une chaude lumière.         40

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.


Charles BaudelaireLes Fleurs du MalSpleen et Idéal, (1857)
   
  
Commentaire
  
  
  

L’INVITATION AU VOYAGE
Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie. Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu’on pourrait appeler l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe, tant la chaude et capricieuse fantaisie s’y est donné carrière, tant elle l’a patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes et délicates végétations.
Un vrai pays de Cocagne, où tout est beau, riche, tranquille, honnête ; où le luxe a plaisir à se mirer dans l’ordre ; où la vie est grasse et douce à respirer ; d’où le désordre, la turbulence et l’imprévu sont exclus ; où le bonheur est marié au silence ; où la cuisine elle-même est poétique, grasse et excitante à la fois ; où tout vous ressemble, mon cher ange.
Tu connais cette maladie fiévreuse qui s’empare de nous dans les froides misères, cette nostalgie du pays qu’on ignore, cette angoisse de la curiosité ? Il est une contrée qui te ressemble, où tout est beau, riche, tranquille et honnête, où la fantaisie a bâti et décoré une Chine occidentale, où la vie est douce à respirer, où le bonheur est marié au silence. C’est là qu’il faut aller vivre, c’est là qu’il faut aller mourir !
Oui, c’est là qu’il faut aller respirer, rêver et allonger les heures par l’infini des sensations. Un musicien a écrit l’Invitation à la valse ; quel est celui qui composera l’Invitation au voyage, qu’on puisse offrir à la femme aimée, à la sœur d’élection ?
Oui, c’est dans cette atmosphère qu’il ferait bon vivre, — là-bas, où les heures plus lentes contiennent plus de pensées, où les horloges sonnent le bonheur avec une plus profonde et plus significative solennité.
Sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorés et d’une richesse sombre, vivent discrètement des peintures béates, calmes et profondes, comme les âmes des artistes qui les créèrent. Les soleils couchants, qui colorent si richement la salle à manger ou le salon, sont tamisés par de belles étoffes ou par ces hautes fenêtres ouvragées que le plomb divise en nombreux compartiments. Les meubles sont vastes, curieux, bizarres, armés de serrures et de secrets comme des âmes raffinées. Les miroirs, les métaux, les étoffes, l’orfévrerie et la faïence y jouent pour les yeux une symphonie muette et mystérieuse ; et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des étoffes s’échappe un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra, qui est comme l’�me de l’appartement.
Un vrai pays de Cocagne, te dis-je, où tout est riche, propre et luisant, comme une belle conscience, comme une magnifique batterie de cuisine, comme une splendide orfévrerie, comme une bijouterie bariolée ! Les trésors du monde y affluent, comme dans la maison d’un homme laborieux et qui a bien mérité du monde entier. Pays singulier, supérieur aux autres, comme l’Art l’est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue.
Qu’ils cherchent, qu’ils cherchent encore, qu’ils reculent sans cesse les limites de leur bonheur, ces alchimistes de l’horticulture ! Qu’ils proposent des prix de soixante et de cent mille florins pour qui résoudra leurs ambitieux problèmes ! Moi, j’ai trouvé ma tulipe noire et mon dahlia bleu !
Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c’est là, n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu’il faudrait aller vivre et fleurir ? Ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parler comme les mystiques, dans ta propre correspondance ?
Des rêves ! toujours des rêves ! et plus l’âme est ambitieuse et délicate, plus les rêves l’éloignent du possible. Chaque homme porte en lui sa dose d’opium naturel, incessamment sécrétée et renouvelée, et, de la naissance à la mort, combien comptons-nous d’heures remplies par la jouissance positive, par l’action réussie et décidée ? Vivrons-nous jamais, passerons-nous jamais dans ce tableau qu’a peint mon esprit, ce tableau qui te ressemble ?
Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c’est toi. C’est encore toi, ces grands fleuves et ces canaux tranquilles. Ces énormes navires qu’ils charrient, tout chargés de richesses, et d’où montent les chants monotones de la manœuvre, ce sont mes pensées qui dorment ou qui roulent sur ton sein. Tu les conduis doucement vers la mer qui est l’Infini, tout en réfléchissant les profondeurs du ciel dans la limpidité de ta belle âme ; — et quand, fatigués par la houle et gorgés des produits de l’Orient, ils rentrent au port natal, ce sont encore mes pensées enrichies qui reviennent de l’infini vers toi.
  
  

C. Baudelaire "Le spleen de paris", Poèmes en proses (1862)



Commentaire





Préface de Le Spleen de Paris, 1869

                                                                             A Arsène Houssaye   


    Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu'il n'a ni queue, ni tête, puisque tout, au contraire y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. Considérez, je vous prie, quelles admirables commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie vous le manuscrit, le lecteur sa lecture. Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. Dans l'espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j'ose vous dédier l'ensemble du serpent tout entier.
     J'ai une petite confession à vous faire. C'est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la nuit d'Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi, et de quelques-uns de nos amis, n'a-t-il pas tous les droits d'être appelé fameux ?), que l'idée m'est venue de tenter quelque chose d'analogue, et d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque.
     Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ?     C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. Vous-même, mon cher ami, n'avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d'exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu'aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue?
     Mais, pour dire le vrai, je crains que ma jalousie ne m'ait pas porté bonheur. Sitôt que j'eus commencé le travail, je m'aperçus que non-seulement je restais bien loin de mon mystérieux et brillant modèle, mais encore que je faisais quelque chose (si cela peut s'appeler quelque chose) de singulièrement différent, accident dont tout autre que moi s'enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu'humilier profondément un esprit qui regarde comme le plus honneur du poëte d'accomplir juste ce qu'il a projeté de faire.
     Votre bien affectionné,

                                                        C. Baudelaire.









"Parfum exotique"


Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,

Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,

Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone;


Une île paresseuse où la nature donne

Des arbres singuliers et des fruits savoureux;

Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,
Et des femmes dont l'oeil par sa franchise étonne.

  
Guidé par ton odeur vers de charmants climats,

Je vois un port rempli de voiles et de mâts

Encor tout fatigués par la vague marine,

Pendant que le parfum des verts tamariniers,

Qui circule dans l'air et m'enfle la narine,

Se mêle dans mon âme au chant des mariniers






Arthur Rimbaud "Voyelles" - Hubert-Félix Thiéfaine "Affaire Rimbaud"










 Rimbaud à Harar






Hubert-Félix Thiéfaine : 









La jambe de Rimbaud,
De retour à Marseille
Comme un affreux cargo
Chargé d'étrons vermeils,
Dérive en immondices
À travers les égouts.
La beauté fut assise
Un soir sur ce genou.
Horreur Harar Arthur,
Et tu l'as injuriée.
Horreur Harar Arthur
Tu l'as trouvée amère... la beauté ?

Une saison en enfer
Foudroie l'Abyssinie.
Ô sorcière, ô misère,
Ô haine, ô guerre, voici
Le temps des assassins
Que tu sponsorisas
En livrant tous ces flingues
Au royaume de Choa.
Horreur Harar Arthur,
Ô Bentley, ô châteaux,
Horreur Harar Arthur,
Quelle âme, Arthur est... sans défaut ?

Les poètes aujourd'hui
Ont la farce plus tranquille
Quand ils chantent au profit
Des derniers Danâkil.
Juste une affaire d'honneur
Mouillée de quelques larmes
C'est quand même un des leurs
Qui fournissait les armes.
Horreur Harar Arthur,
T'es vraiment d'outre-tombe.
Horreur Harar Arthur
Et pas de commission.
Horreur Harar Arthur
Et pas de cresson bleu
Horreur Harar Arthur
Où la lumière pleut.












Poésies (1870-1871) d’Arthur Rimbaud

                       
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre ; E, candeurs de vapeurs et des tentes,
Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, Suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
- O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! -










Analyse


Ce texte célèbre a plus fait à lui seul que tous les autres pour la gloire de Rimbaud, parce que,  le poète s’étant prétendu ‘’voyant’’, ayant déclaré, dans ‘’Alchimie du verbe’ (dans ‘’Une saison en enfer’’) comme pour donner une preuve de son pouvoir extraordinaire : « J’inventai la couleur des voyelles !», il est admiré pour son hermétisme. Il a suscité une multitude d’interprétations qui font appel aux sources les plus diverses et les plus extraordinaires. On peut tenter un résumé succinct des sources que, selon d’éminents spécialistes, il aurait eues, avant d’en révéler la toute simple explication.

Pour les uns, le jeune Rimbaud, qui n’avait pourtant accès qu’aux livres de la bibliothèque de Charleville, se serait inspiré d’ouvrages occultistes où est donnée une valeur symbolique aux couleurs. Ainsi, pour Éliphas Levi, « la vie rayonnante va toujours du noir au rouge, en passant par le blanc ; et la vie absorbée redescend du rouge au noir, en traversant le même milieu » ; il en tirait une « dialectique des couleurs» symbolique : de A à l (donc du noir au rouge) c'est la « vie ascendante » ; puis on redescend jusqu'au noir (ou plutôt au bleu violet) en passant par le vert (au lieu du blanc), chaque étape présentant une valeur symbolique. Ainsi le système de Rimbaud ne présenterait pas de failles, toutes les couleurs auraient une valeur à la fois évocatrice et intellectuelle. ‘’Voyelles’’ serait la « clef» de tout le système de Rimbaud, et la « dialectique des cinq étapes» s'appliquerait non seulement à tous ses poèmes, mais à sa vie même. Mais il est bien difficile d'admettre qu'il ait systématiquement écrit (et vécu !) suivant un tel« système». Et il reste que Lévi ne s’intéressait qu’au noir, au blanc et au rouge, qui reviennent dans l'ordre inverse pour la « vie absorbée» ; il faudrait donc admettre que chez Rimbaud le noir devient du bleu, et le blanc, du vert. D’autres spécialistes mentionnent que, dans ‘’Les merveilles du ciel et de l’enfer’’, Swedenborg déclara : « Le langage des anges célestes sonne beaucoup en voyelles U et O ; et le langage des anges spirituels en voyelles E et I. ». Mais, si ces explications occultistes ne peuvent que difficilement être retenues, il faut surtout retenir que Rimbaud n’a pu les connaître !
Pour d’autres, il se serait inspiré d’ouvrages traitant de « l'audition colorée», des relations entre les couleurs et la musique indiquées déjà par Voltaire (‘’Éléments de la philosophie de Newton’’, 1738), par le Père Castel, le fameux inventeur du «clavecin oculaire» (‘’L'optique des couleurs’’, 1740) et, dans la revue ‘’L'artiste’’, parut le 15 janvier 1853 un article intitulé ‘’Les couleurs et les sons’’.
On évoque aussi des sources littéraires. Ainsi, Baudelaire, dès 1846, parla de l'analogie « entre les couleurs, les sons et les parfums» (idée que son sonnet des ‘’Correspondances’’ reprit et appliqua), regretta que personne n'eût encore dressé une gamme analogique complète des couleurs et des sentiments (‘’Salon de 1846’’). Mais de telles associations restent très éloignées de l'association voyelles-couleurs ; et on n'aperçoit chez Rimbaud aucune intention de symboliser, comme Baudelaire, l'unité essentielle de l'Univers. Son mouvement est « centrifuge» : au lieu de tout ramener à l'unité, il défait une unité (celle du mot) en ses éléments ; et c'est à partir de ces éléments redevenus autonomes qu'il va voir apparaître les «naissances latentes». D’autre part, Hugo « voyait les voyelles» : « Ne penserait-on pas que les voyelles existent pour le regard presque autant que pour l'oreille, et qu'elles peignent des couleurs? On les voit. A et l sont des voyelles blanches et brillantes. 0 est une voyelle rouge. E et EU sont des voyelles bleues. U est la voyelle noire.» Mais on constate que les visions des deux poètes sont discordantes. Surtout, il faut se demander si le texte de Hugo, que Rimbaud n'a pas connu, n'est pas postérieur à la publication de ‘’Voyelles’’ !
Un point de départ plus plausible pour ce poème aurait pu être l'abécédaire colorié que Rimbaud a dû, comme tout enfant, avoir entre les mains quand il apprenait à lire. On en a trouvé un où chaque lettre est illustrée par quatre dessins représentant : pour A (lettre noire) : Abeille, Araignée, Astre, Arc-en-ciel ; pour E, jaune : Émir, Étendard, Esclave, Enclume ; pour l, rouge : Indienne, Injure, Inquisition, Institut ; pour 0, azur : Oliphant, Onagre, Ordonnance, Ours ; pour U, vert : Ure, Uniforme, Urne, Uranie ; pour Y, orange : Yeux, Yole, Yeuse, Yatagan. Cett idée est très séduisante, et les concordances entre l'alphabet et le sonnet assez frappantes (à condition d'admettre soit que le jaune de l'abécédaire a pâli, soit que Rimbaud a délibérément préféré le blanc au jaune, peut-être pour opposer le blanc au noir). À partir de l'abécédaire, il se serait intéressé, en poète qu'il était, non pas aux couleurs, mais aux lettres et aux principales sortes de mots qu'elles peuvent former (le A évoquant par exemple, non seulement l'Abeille et l'Araignée, mais l'Abdomen des Arthropodes).
Il serait plus probable encore que Rimbaud, comme beaucoup de gens, ait donné aux couleurs une valeur symbolique, que le noir éveillait en lui des idées de mort, le blanc des idées de pureté, le vert des idées de sérénité... Mais cette valeur symbolique donnée aux couleurs n'a qu'un rapport fortuit avec les voyelles : Rimbaud, par exemple, dans le tercet qui illustre le « U vert », n'emploie nullement des mots commençant par un U, ou des mots contenant des U ; son disciple René Ghil, beaucoup plus systématique, essaya de mettre en rapport voyelle-couleur-son dans ses essais d' « orchestration verbale » ; le résultat est problématique, d'autant plus que les mêmes lettres n'évoquent pas les mêmes couleurs pour tout le monde... Enfin, il faut remarquer que c'est en visuel, bien plus qu'en auditif, que Rimbaud écrit son sonnet (il voit les voyelles, il ne les entend pas) : et c'est pourquoi, peut-être, il y a dans son sonnet une si éclatante évocation de tableaux colorés, d'images en mouvement, un admirable kaléidoscope de couleurs et d'impressions.
Surtout, il faut se rendre à l’évidence : chacune de ces explications ne s'applique jamais qu'à une partie du poème, à un seul vers parfois, et non à son ensemble.

Ne faudrait-il pas plutôt commencer par s'étonner du fait que Rimbaud ne se soit soucié de trouver des couleurs qu'aux seules voyelles? Pourquoi n'a-t-il pas commencé ou poursuivi son exploration en l'appliquant aux consonnes aussi ?
On peut alors se demander s'il n'aurait pas choisi les voyelles parce que le mot même est un calembour : «voyelles» = «vois elles». Elles, c'est-à-dire les femmes dont on sait qu'elles intriguent et effraient le jeune homme encore vierge mais qui s'intéresse à la littérature érotique. Il a dédicacé “Rêvé pour l’hiver” «À Elle». La fantaisie du sens caché du titre incite donc à voir dans le poème même un tableau secret, ce qu'on appelait autrefois un blason du corps féminin. 

Voilà donc, au vers 1, les voyelles alignées, chacune se voyant attribuer une couleur. Mais, surprise ! - elles ne sont pas placées dans l'ordre alphabétique, ce qui ne peut manquer d’intriguer.
D’ailleurs, le poète nous met sur la voie du sens secret de ces voyelles en nous faisant espérer, au vers 2, après un enjambement significatif, la révélation de leurs «naissances latentes». Cependant, il ne les a jamais dites car, ayant constaté qu’il pouvait ériger sa plaisanterie en prétendu principe poétique, il l'a donc répétée dans ‘’Alchimie du verbe’’ : « J’inventai la couleur des voyelles !  - « A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert », les citant donc alors en les plaçant dans l’ordre habituel.
Dans cette perspective, les voyelles étant placées dans un ordre particulier et affublées d'une couleur, chacune est évoquée d’une façon elliptique par une accumulation de qualificatifs qui sont disposés de façon très libre, A ayant droit à deux vers du premier quatrain et débordant pas un rejet sur le second quatrain que se partagent ensuite E et I, U s’étendant sur le premier tercet et O sur le second.
Plutôt que de se lancer dans l’élucidation du sens de ces qualificatifs, on peut tenter une autre voie d’approche et considérer plutôt leur forme typographique même qui doit être considérée. Or on constate que, si chacune de ces formes (sauf le « O », évidemment) subit une certaine rotation, elle pourrait bien représenter une partie du corps féminin, le poème étant un blason du corps féminin. Voyons si l'hypothèse se vérifie.

Le «, étant complètement renversé, représenterait le triangle du pubis, ce qui est confirmé par la ressemblance entre cette partie du corps féminin et un « corset », vêtement typiquement féminin justement. De plus, quand on sait que Rimbaud était latiniste, on peut admettre que, pour le jeune homme effrayé par le sexe féminin, les «puanteurs cruelles» soient celles du sang menstruel et qu'elles attirent des mouches qui sont «éclatantes» parce que leur corselet est brillant, que le sexe féminin ouvre des «Golfes d'ombre»?

Si le «, dont il est utile de savoir que Rimbaud le traçait comme l'epsilon grec, subit lui aussi une rotation qui le couche, ce sont donc bien les seins qui sont ainsi évoqués, leur blancheur étant confirmée par le sens étymologique de «candeur», les caresses les faisant passer de la fluidité des «vapeurs», au gonflement des «tentes», à l'érection des «lances des glaciers fiers», à la majesté des «rois blancs», à l'émotion marquée par les «frissons d'ombelles».

Si le «I» subit lui aussi une rotation qui le place horizontalement, il devient bien la ligne des «lèvres» qui sont justement désignées nommément au vers 6, et qui se gonflent («sang craché»), sous l'effet du plaisir sexuel qui est accrû par un sentiment de profanation, comme l'indiquent les «ivresses pénitentes» du vers 7, c'est-à-dire des ivresses qui exposent à des pénitences.

Si le « est retourné, il devient bien la longue chevelure d'une femme qui forme des «cycles», au sens de cercles, les deux pans se rejoignant. Et cette chevelure, le poète la voit aussi comme reproduisant les vagues des «mers» qui, pour le latiniste, sont «virides», toutes les couleurs foncées étant rendues par un même mot  en latin. L'hypothèse d'un corps féminin observé dans l'acte sexuel même étant maintenant assez solidement établie, on peut donc comprendre qu'à l'étape suivante le poète, placé au-dessus de ce corps couché, peut observer de près ce lieu où des animaux  auraient leur pâture. Quels animaux? Eh bien ! ces poux qui ont déjà été célébrés dans “Les chercheuses de poux”. Quelle partie? Assurément, le front où les rides observées sont semblables à celles que connaissent les alchimistes parce qu'ils étudient pour parvenir une transmutation analogue à celle que le poète et sa partenaire recherchent.

Le « n'a évidemment pas à subir de rotation, pour représenter la bouche qui se fait «suprême clairon plein des strideurs étranges», l’article « des » indiquant que ce sont des strideurs qui sont donc bien précises, qui sont celles produites au moment de l'orgasme. C'est bien pourquoi le « est «méga», au sens de grand, et qu’il occupe, dans la succession des voyelles, la dernière place pour être à la fois la fin qu'est l'«oméga» de l'alphabet grec (le poème va de l'alpha à l'«oméga»), et l'acmé du plaisir, qui est suivi d'un de ces «silences» dont on dit bien, quand ils surviennent, qu'«un ange passe». Mais le « devient aussi l'oeil de la partenaire qui, à ce moment crucial, brille d'une lueur spéciale. S’il s’agit d’un « rayon violet », ne serait-ce pas une allusion à la mystérieuse « jeune fille aux yeux de violette » qui aurait suivi Rimbaud à Paris en février 1871? Et cette partenaire n'est-elle pas alors désignée, d'une façon toutefois voilée? « Ses Yeux » comporte des majuscules parce que le poète en employait souvent en parlant d’  « Elle », pour désigner une femme.

Au terme de ce parcours, ne peut-on accepter que “Voyelles” est un blason du corps féminin, que les couleurs attribuées aux voyelles ne l'ont été que pour les besoins de la cause par un poète habile, subtil, mais en rien savant ou ésotériste, que l’oeuvre de ce jeune homme de dix-sept ans n’est qu’une fantaisie, une mystification de potache, ce qui n’empêche pas d’être un poème admirable.