Auschwitz 27 janvier 1945 -
27 janvier 2019
Vous étiez vingt et cent, vous
étiez des milliers,
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés,
Qui déchiriez la nuit de vos ongles battants,
Vous étiez des milliers, vous étiez vingt et cent
(Jean Ferrat ils étaient vingt et cent)
« À nous-mêmes ce que nous avions à dire
commençait alors à nous paraître inimaginable», écrit Robert Antelme pour
montrer la difficulté de parler au retour de la déportation. Et pourtant, L’Espèce
humaine tente de mettre en mots une tentative bien réelle de la
déshumanisation.
Dehors, la
vallée est noire. Aucun bruit n'en arrive. Les chiens dorment d'un sommeil
sain et repu. Les arbres respirent calmement. Les insectes nocturnes se
nourrissent dans les prés. Les feuilles transpirent, et l'air se gorge d'eau.
Les prés se couvrent de rosée et brilleront tout à l'heure au soleil. Ils sont
là, tout près, on doit pouvoir les toucher, caresser cet immense pelage.
Qu'est-ce qui se caresse et comment caresse-t-on ? Qu'est-ce qui est doux aux
doigts, qu'est-ce qui est seulement à être caressé ?
Jamais on n'aura été aussi sensible
à la santé de la nature. Jamais on n'aura été aussi près de confondre avec la
toute-puissance de l'arbre qui sera sûrement encore vivant demain. On a oublié
tout ce qui meurt et qui pourrit dans cette nuit forte, et les bêtes malades et
seules. La mort a été chassée par nous des choses de la nature, parce que l'on
n'y voit aucun génie qui s'exerce contre elles et les poursuive. Nous nous
sentons comme ayant pompé tout pourrissement possible. Ce qui est dans cette
salle apparaît comme la maladie extraordinaire, et notre mort ici comme la
seule véritable. Si ressemblants aux bêtes, toute bête nous est devenue
somptueuse ; si semblables à toute plante pourrissante, le destin de cette
plante nous paraît aussi luxueux que celui qui s'achève par la mort dans le
lit. Nous sommes au point de ressembler à tout ce qui ne se bat que pour manger
et meurt de ne pas manger, au point de nous niveler sur une autre espèce, qui
ne sera jamais nôtre et vers laquelle on tend ; mais celle-ci qui vit du moins
selon sa loi authentique - les bêtes ne peuvent pas devenir plus bêtes -
apparaît aussi somptueuse que la nôtre « véritable» dont la loi peut être aussi
de nous conduire ici. Mais il n'y a pas d'ambiguïté, nous restons des hommes,
nous ne finirons qu'en hommes. La distance qui nous sépare d'une autre espèce
reste intacte, elle n'est pas historique. C'est un rêve SS de croire que nous
avons pour mission historique de changer d'espèce, et comme cette mutation se
fait trop lentement, ils tuent. Non, cette maladie extraordinaire n'est autre
chose qu'un moment culminant de l'histoire des hommes. Et cela peut signifier
deux choses : d'abord que l'on fait l'épreuve de la solidité de cette espèce,
de sa fixité. Ensuite, que la variété des rapports entre les hommes, leur
couleur, leurs coutumes, leur formation en classes masquent une vérité qui
apparaît ici éclatante, au bord de la nature, à l'approche de nos limites : il
n'y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. C'est parce que nous
sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant
nous. C'est parce qu'ils auront tenté de mettre en cause l'unité de l'espèce
qu'ils seront finalement écrasés. Mais leur comportement et notre situation ne
sont que le grossissement, la caricature extrême - où personne ne veut, ni ne
peut sans doute se reconnaître - de comportements, de situations qui sont dans
le monde et qui sont même cet « ancien monde véritable» auquel nous rêvons.
Tout se passe effectivement là-bas comme s'il y avait des espèces - ou plus
exactement comme si l'appartenance à l'espèce n'était pas sûre, comme si l'on
pouvait y entrer et en sortir, n'y être qu'à demi ou y parvenir pleinement, ou
n'y jamais parvenir même au prix de générations -, la division en races ou en
classes étant le canon de l'espèce (1) et entretenant l'axiome (2) toujours prêt, la ligne ultime de défense : « Ce ne sont pas des gens comme
nous. »
Eh bien,
ici, la bête est luxueuse, l'arbre est la divinité et nous ne pouvons devenir
ni la bête ni l'arbre. Nous ne pouvons pas et les SS ne peuvent pas nous y
faire aboutir. Et c'est au moment où le masque a emprunté la figure la plus
hideuse, au moment où il va devenir notre figure, qu'il tombe. Et si nous
pensons alors cette chose qui, d'ici, est certainement la chose la plus
considérable que l'on puisse penser: « Les SS ne sont que des hommes comme
nous» [...] nous sommes obligés de dire qu'il n'y a qu'une espèce humaine.
[1] Canon de l’espèce : le
moyen d’évaluation, le critère de reconnaissance et de mesure de l’espèce.
[2] Principe, fondement d’un
système.
Robert Antelme,
résistant français, (1917 -1990). Antelme et Marguerite Duras (son épouse à
l’époque) étaient résistants pendant la guerre. Tombés dans un guet-apens, M.
Duras parvient à s’enfuir tandis qu’ Antelme est arrêté et envoyé d’abord à
Buchenwald puis à Bad Gandersheim, un petit kommando dépendant de Buchenwald et
enfin, il est retrouvé en avril 1945 par Jacques Morland (nom
de guerre de François Mitterrand), dans le camp de Dachau, épuisé et miné par
des mois de détention et atteint du typhus.
Deux ans plus tard, il écrit L'Espèce
humaine, (1947). Le livre est dédié à Marie Louise, sa sœur morte
en déportation. Il l’écrit afin de témoigner contre l’oubli et tâcher
de transmettre ce qui peut sembler intransmissible : l’expérience des camps.
A son retour il pesait 35 kilos et ne cessait de parler, jour et nuit.
« A peine
commencions-nous à raconter », note Antelme dans son avant-propos
à L’espèce humaine, « que nous suffoquions. A nous-mêmes,
ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable » (1947).
Il résume ici la double difficulté à laquelle se heurte son discours de
survivant : celle d’exprimer une expérience tellement chargée émotionnellement
qu’elle lui coupe littéralement le souffle ; celle de transmettre au public qui
n’a pas connu l’univers concentrationnaire quelque chose qui est tellement
en-dehors de la norme, que sa plausibilité paraît problématique. La mise en
mots doit permettre de faire comprendre et éprouver à l’autre une expérience
qui enfreint scandaleusement les règles du vraisemblable.
Ce récit autobiographique relate
donc la vie d’un groupe plus que d’un individu, et se rapproche donc du genre
des mémoires. Il évoque la volonté des nazis de contester aux
déportés l’appartenance à l’espècehumaine, et vient proclamer que, quoi
qu’aient entrepris les nazis envers les détenus des camps, ils n’ont
pu,comme ils le désiraient, leur ôter leur statut d’êtres humains : par le
refus de s’humilier pour quémander, par le partage, la compassion entre
détenus, s’affirme l’irréductible humanité.
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