- Regrettera qui veut le bon vieux temps,
- Et l’âge d’or, et le règne d’Astrée,
- Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,
- Et le jardin de nos premiers parents ;à
- Moi, je rends grâce à la nature sage
- Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge
- Tant décrié par nos tristes frondeurs :
- Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs.
- J’aime le luxe, et même la mollesse,
- Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
- La propreté, le goût, les ornements :
- Tout honnête homme a de tels sentiments.
- Il est bien doux pour mon cœur très immonde
- De voir ici l’abondance à la ronde,
- Mère des arts et des heureux travaux,
- Nous apporter, de sa source féconde,
- Et des besoins et des plaisirs nouveaux.
- L’or de la terre et les trésors de l’onde,
- Leurs habitants et les peuples de l’air,
- Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.
- le bon temps que ce siècle de fer !
- Le superflu, chose très nécessaire,
- A réuni l’un et l’autre hémisphère.
- Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux
- Qui, du Texel, de Londres, de Bordeaux,
- S’en vont chercher, par un heureux échange,
- De nouveaux biens, nés aux sources du Gange,
- Tandis qu’au loin, vainqueurs des musulmans,
- Nos vins de France enivrent les sultans ?
- Quand la nature était dans son enfance,
- Nos bons aïeux vivaient dans l’ignorance,
- Ne connaissant ni le tien ni le mien.
- Qu’auraient-ils pu connaître ? ils n’avaient rien,
- Ils étaient nus ; et c’est chose très claire
- Que qui n’a rien n’a nul partage à faire.
- Sobres étaient. Ah ! je le crois encor :
- Martialo n’est point du siècle d’or.
- D’un bon vin frais ou la mousse ou la sève
- Ne gratta point le triste gosier d’Ève ;
- La soie et l’or ne brillaient point chez eux,
- Admirez-vous pour cela nos aïeux ?
- Il leur manquait l’industrie et l’aisance :
- Est-ce vertu ? c’était pure ignorance.
- Quel idiot, s’il avait eu pour lors
- Quelque bon lit, aurait couché dehors ?
- Mon cher Adam, mon gourmand, mon bon père,
- Que faisais-tu dans les jardins d’Éden ?
- Travaillais-tu pour ce sot genre humain ?
- Caressais-tu madame Ève, ma mère ?
- Avouez-moi que vous aviez tous deux
- Les ongles longs, un peu noirs et crasseux,
- La chevelure un peu mal ordonnée,
- Le teint bruni, la peau bise et tannée.
- Sans propreté l’amour le plus heureux
- N’est plus amour, c’est un besoin honteux.
- Bientôt lassés de leur belle aventure,
- Dessous un chêne ils soupent galamment
- Avec de l’eau, du millet, et du gland ;
- Le repas fait, ils dorment sur la dure :
- Voilà l’état de la pure nature.
- Or maintenant voulez-vous, mes amis,
- Savoir un peu, dans nos jours tant maudits,
- Soit à Paris, soit dans Londres, ou dans Rome,
- Quel est le train des jours d’un honnête homme ?
- Entrez chez lui : la foule des beaux-arts,
- Enfants du goût, se montre à vos regards.
- De mille mains l’éclatante industrie
- De ces dehors orna la symétrie.
- L’heureux pinceau, le superbe dessin
- Du doux Corrège et du savant Poussin
- Sont encadrés dans l’or d’une bordure ;
- C’est Bouchardon qui fit cette figure,
- Et cet argent fut poli par Germain.
- Des Gobelins l’aiguille et la teinture
- Dans ces tapis surpassent la peinture.
- Tous ces objets sont vingt fois répétés
- Dans des trumeaux tout brillants de clartés.
- De ce salon je vois par la fenêtre,
- Dans des jardins, des myrtes en berceaux ;
- Je vois jaillir les bondissantes eaux.
- Mais du logis j’entends sortir le maître :
- Un char commode, avec grâces orné,
- Par deux chevaux rapidement traîné,
- Paraît aux yeux une maison roulante,
- Moitié dorée, et moitié transparente :
- Nonchalamment je l’y vois promené ;
- De deux ressorts la liante souplesse
- Sur le pavé le porte avec mollesse.
- Il court au bain : les parfums les plus doux
- Rendent sa peau plus fraîche et plus polie.
- Le plaisir presse ; il vole au rendez-vous
- Chez Camargo, chez Gaussin, chez Julie ;
- Il est comblé d’amour et de faveurs.
- Il faut se rendre à ce palais magique
- Où les beaux vers, la danse, la musique,
- L’art de tromper les yeux par les couleurs,
- L’art plus heureux de séduire les cœurs,
- De cent plaisirs font un plaisir unique.
- Il va siffler quelque opéra nouveau,
- Ou, malgré lui, court admirer Rameau.
- Allons souper. Que ces brillants services,
- Que ces ragoûts ont pour moi de délices !
- Qu’un cuisinier est un mortel divin !
- Chloris, Églé, me versent de leur main
- D’un vin d’Aï dont la mousse pressée,
- De la bouteille avec force élancée,
- Comme un éclair fait voler le bouchon ;
- Il part, on rit ; il frappe le plafond.
- De ce vin frais l’écume pétillante
- De nos Français est l’image brillante.
- Le lendemain donne d’autres désirs,
- D’autres soupers, et de nouveaux plaisirs.
- Or maintenant, monsieur du Télémaque,
- Vantez-nous bien votre petite Ithaque,
- Votre Salente, et vos murs malheureux,
- Où vos Crétois, tristement vertueux,
- Pauvres d’effet, et riches d’abstinence,
- Manquent de tout pour avoir l’abondance :
- J’admire fort votre style flatteur,
- Et votre prose, encor qu’un peu traînante ;
- Mais, mon ami, je consens de grand cœur
- D’être fessé dans vos murs de Salente,
- Si je vais là pour chercher mon bonheur.
- Et vous, jardin de ce premier bonhomme,
- Jardin fameux par le diable et la pomme,
- C’est bien en vain que, par l’orgueil séduits,
- Huet, Calmet, dans leur savante audace,
- Du paradis ont recherché la place :
- Le paradis terrestre est où je suis
mardi 10 avril 2018
Voltaire "Le paradis terrestre est où je suis" Le mondain (1736)
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