Un classique est un livre qui propose au lecteur
attentif la formule de construction du monde qui vient.
Italo Calvino
Un roman sublime sur le temps, sur l'attente, sur la vie, un conte philosophique que je range parmi les livres que je continue de (RE)lire à coté de Montaigne, Marcel Proust, Camus, Marguerite Yourcenar .....
Le lecteur, comme
Castorp, observe-t-il les murs lisses d’où les bacilles seraient absents,
prend-t-il le soleil, respire-t-il le bon air et savoure-t-il les bienfaits des
hauteurs, seuls remèdes connus alors pour combattre la tuberculose. Il voit
aussi les brouillards qui fermentent dans la vallée ou qui se forment en nuées
sur les sommets, la neige tourbillonnante de l’hiver, le printemps qui autorise
les femmes à revêtir leurs robes de mousseline, et il s’adapte peu à peu au
rythme de ces longues journées à peine rehaussées par les promenades vers le
village de Davos et, surtout, par les conversations entre pensionnaires.
Et Settembrini commença
de déclamer en italien, en laissant fondre sur sa langue les belles syllabes,
en tournant la tête d’un côté ou de l’autre et en fermant parfois les yeux,
sans se soucier de ce que ses compagnons ne comprenaient pas un traître mot. Visiblement
il s’efforçait de jouir lui-même de sa mémoire et de sa prononciation, tout en
les mettant en valeur devant ses auditeurs. Enfin il dit :
« Mais vous ne
comprenez pas, vous écoutez sans percevoir le sens douloureux de cela.
L’infirme Léopardi, messieurs, pénétrez-vous-en bien, a été surtout privé de
l’amour des femmes, et c’est cela qui l’a empêché d’obvier au dépérissement de
son âme. L’éclat de la gloire et de la vertu pâlissait à ses yeux, la nature
lui semblait méchante – d’ailleurs elle est mauvaise, bête et méchante, sur ce
point je lui donne raison – et il désespéra, c’est terrible à dire, il
désespéra de la science et du progrès. C’est ici que vous entrez dans la
tragédie, ingénieur. C’est ici que vous avez votre « dilemme de l’âme humaine »,
mais non pas chez cette femme-là, je renonce à encombrer ma mémoire de ce nom…
Ne me parlez pas de la « spiritualisation » qui peut résulter de la
maladie, pour l’amour de Dieu, ne faites pas cela ! Une âme sans corps est
aussi inhumaine et atroce qu’un corps sans âme, et, d’ailleurs, la première est
l’exception rare et le second est la règle. En règle générale, c’est le corps
qui prend le dessus, qui accapare toute la vie, toute l’importance et
s’émancipe de la façon la plus répugnante. Un homme qui vit en malade n’est que
corps, c’est là ce qu’il y a d’antihumain et d’humiliant, - dans la plupart des
cas il ne vaut guère mieux qu’un cadavre…
(chapitre IV)
Comment peut-on oublier la déclaration d’amour, imprévue et formulée dans l’urgence, de Castorp pour Claudia Chauchat, une jeune femme énigmatique venue du Caucase :
Je
t’aime, balbutia-t-il, je t’ai aimé de tout
temps, car tu es le Toi de ma vie,
mon rêve,
mon sort, mon envie, mon éternel désir…
Davos (Suisse), vers 1905, carte postale colorisée. A droite, le sanatorium qui a inspiré Thomas Mann. (Photo AKG-Images)
En 1939, lors d’une
conférence à Princeton, Thomas Mann définissait son roman comme un « document
de l’état d’esprit et de la problématique spirituelle de l’Europe dans le
premier quart du XXe siècle ». Un « document » qui
contient des développements sur la notion de durée, sur la mort, la culture, et
qui jette un éclairage sur les mentalités qui allaient affronter le carnage de
la guerre.
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