Émigrée à Marseille, Lalla, descendante des hommes bleus du
désert, prend la défense des petites filles qu’exploite Zora, une femme avide.
Lalla s'assoit, et commence le travail. Pendant plusieurs heures, elle travaille dans la grande salle sombre, en faisant des gestes mécaniques avec ses mains. Au début, elle est obligée de s'arrêter parce que ses doigts se fatiguent, mais elle sent sur elle le regard de la grande femme pâle, et elle reprend aussitôt le travail. Elle sait que la femme pâle ne lui donnera pas de coups de baguette, parce qu'elle est plus âgée que les autres filles qui travaillent. Quand leurs regards se croisent, cela fait comme un choc au fond d'elle, et il y a une étincelle de colère dans les yeux de Lalla. Mais la grosse femme vêtue de noir se venge sur les plus petites, celles qui sont maigres et craintives comme des chiennes, les filles de mendiants, les filles abandonnées qui vivent toute l'année dans la maison de Zora, et qui n'ont pas d'argent. Dès qu'elles ralentissent leur travail, ou si elles échangent quelques mots en chuchotant, la grosse femme pâle se précipite sur elles avec une agilité surprenante, et elle cingle leur dos. Lalla serre les dents, elle penche sa tête vers le sol pour ne pas voir ni entendre, parce qu'elle voudrait crier et frapper à son tour sur Zora. Mais elle ne dit rien à cause de l'argent qu'elle doit ramener à la maison pour Aamma. Seulement, pour se venger, elle fait de travers quelques nœuds dans le tapis rouge.
Le jour suivant, pourtant,
Lalla n'en peut plus. Comme la grosse femme pâle
recommence à donner des coups de canne à Mina, une petite fille de dix ans à
peine, toute maigre et chétive, parce qu'elle avait cassé sa navette, Lalla se lève et dit froidement :
"Ne la battez plus !"
Zora regarde un moment Lalla, sans comprendre. Son visage gras et pâle a pris une telle expression
de stupidité que Lalla répète :
"Ne la battez plus !"
Tout à coup le visage de
Zora se déforme, à cause de la colère. Elle donne un violent coup de
canne à la figure de Lalla, mais la baguette ne la touche qu'à l'épaule gauche, parce que Lalla a su esquiver le coup.
"Tu vas voir si je vais te battre !" Crie Zora, et son visage
est maintenant un peu coloré.
"Lâche ! Méchante femme !"
Lalla empoigne la canne de Zora et elle
la casse sur son genou. Alors c'est la peur qui déforme le visage de la grosse
femme. Elle recule, en bégayant :
"Va-t'en ! Va-t'en ! Tout de suite ! Va-t'en !"
Mais déjà Lalla court à travers la grande salle,
elle bondit au-dehors, à la lumière du soleil
; elle court sans s'arrêter, jusqu'à la maison d'Aamma. La liberté est belle. On peut regarder de
nouveau les nuages qui glissent à l'envers, les guêpes qui s'affairent autours
des petits tas d'ordures, les lézards, les caméléons, les herbes qui
tremblotent dans le vent. Lalla s'assoit devant la maison, à l'ombre du mur de planches, et elle
écoute avidement tous les bruits minuscules. Quand Aamma revient, vers le soir, elle lui
dit simplement :
"Je n'irai plus travailler chez Zora, plus jamais."
Aamma la regarde un instant, mais elle
ne dit rien.
C’est à partir de ce
jour-là que le choses ont changé réellement pour Lalla, ici, à la Cité.
Jean-Marie Le Clézio, Désert, 1980, Éd. Gallimard
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