Dans le port étroit et long comme une chaussée d'eau entre ses
quais peu élevés où brillent les lumières du soir, les passants
s'arrêtaient pour regarder, comme de nobles étrangers arrivés de
la veille et prêts à repartir, les navires qui y étaient assemblés.
Indifférents à la curiosité qu'ils excitaient chez une foule dont ils
paraissaient dédaigner la bassesse ou seulement ne pas parler
la langue, ils gardaient dans l'auberge humide où ils s'étaient
arrêtés une nuit, leur élan silencieux et immobile.
La solidité de l'étrave ne parlait pas moins des longs voyages qui
leur restaient à faire que ses avaries des fatigues qu'ils avaient
déjà supportées sur ces routes glissantes, antiques comme le
monde et nouvelles comme le passage qui les creuse et auquel
elles ne survivent pas. Frêles et résistants, ils étaient tournés avec
une fierté triste vers l'Océan qu'ils dominent et où ils sont comme
perdus. La complication merveilleuse et savante des cordages se
reflétait dans l'eau comme une intelligence précise et prévoyante
plonge dans la destinée incertaine qui tôt ou tard la brisera. Si
récemment retirés de la vie terrible et belle dans laquelle ils allaient
se retremper demain, leurs voiles étaient molles encore du vent qui
les avaient gonflées, leur beaupré s'inclinait obliquement sur l'eau
comme hier encore leur démarche, et, de la proue à la poupe, la
courbure de leur coque semblait garder la grâce mystérieuse et
flexible de leur sillage.
Marcel Proust
On dirait que Proust a bien profité de la leçon
de Baudelaire : Le Port
Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des
luttes de la vie. L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des
nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement
des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser
les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des
navires,au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des
oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l’âme le goût
du rhythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de
plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni
curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère
ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui
partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la
force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir.
aussi bien que de celle de Rimbaud: Les Ponts
Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d'autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives chargées de dômes s'abaissent et s'amoindrissent. Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D'autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes montent des berges. On distingue une veste rouge, peut-être d'autres costumes et des instruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d'hymnes publics ? L'eau est grise et bleue, large comme un bras de mer.
- Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie.
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