Maison d’enfance
Je suis assis à la table de la cuisine et nous sommes le 17 novembre 2011.
Au-dehors il fait quelques degrés au-dessus du zéro. Il bruine. C’est un jour gris
comme je les aime. Dans deux heures il fera nuit. La maison est inoccupé depuis
plus de deux ans. Depuis la mort de mon remplir d’objets divers, médicaments, paperasses. Le lit de mon
père a disparu. Il l’a cassé en s’écroulant un matin après être allé boire son
café. Des balais sont en
plan. La maison ressemble à un mort dont on aurait à demi fait la toilette et
puis qu’on aurait abandonné ainsi, sans raison majeure, ni par dégoût, ni par
oubli, mais tout simplement parce qu’on avait autre chose à faire. J’ai hésité
longtemps avant de venir écrire ce texte ici, à cette même table où, enfant, je
fais mes devoirs, dans cette cuisine qui n’a pas beaucoup changé où nous
prenons nos repas, jouons au Monopoly, au Nain jaune, aux Petits chevaux, au
Baccalauréat, avec mes sœurs Brigitte et Nathalie et mes parents. Il fait très
froid dans cette maison, aujourd’hui. Elle n’est pas chauffée. Personne n’y habite plus. C’est la maison d’un
mort, et mon père dans sa tombe, de l’autre côté de la route, à moins de deux
cents mètres, ne doit guère avoir plus froid que moi. Si je lève les yeux, par
la fenêtre je retrouve le paysage de mon enfance. Les jardins sont toujours là,
mais désormais laissés à eux-mêmes. Celles et ceux qui les cultivaient avec obstination ont disparu depuis
longtemps. Je dis leurs noms pour qu’ils ne soient pas tout à fait
oubliés : le grand Hoquart, Madame Cahour, Madame et Monsieur Moni, Madame
et Monsieur Herbeth, Monsieur Méline Monsieur Lebon. Nos voisins les Moretti,
les Claude, les Rippling, les Finot. Voilà. Il y a toujours la amre, les prés,
le cours du Sânon, le Grand Canal et, au-delà , le Rambêtant qui disparaît dans
la brume et le ciel. Quelqu’un a parqué une caravane derrière
le petit chemin. Tache
blanche et jaune, incongrue. Je me demande quel voyageur elle peut bien
attendre. Mais peut-être a-t-on décidé de la laisser là, comme certains tentent
de perdre leur chien quand ils en sont lassés. Je fais le tour des pièces.
J’entre par el garage, après avoir actionné les trois verrous dont mon père,
dans ses derniers jours inquiets , a doté la porte. Je retrouve l’odeur
d’essence, d’égout et
d’atelier de bricolage, burette
d’huile, lanières de cuir, sangles.
Sur l’établi , écrite à
même une latte de bois, la phrase d’Einstein
« L’ordre est la vertu des
médiocres », dont il avait fait une commode devise. Je reviens chez
moi en terre connue. Mais ensuite, plus rien. Je monte à l’étage, cuisine,
chambre salon, séjour. J’ouvre les volets. Je vais au grenier, passe dans la chambre
de ma sœur aînée, et j’arrive dans la mansarde que mon père aménage quand j’ai treize
ans . Ma chambre. Mon domaine, qui
devient quand je quitte le lieu celui de ma petite sœur. Lambris de sapin aux murs et
au plafond, bureau fait dans la même essence, moquette verte au sol. J’aime cet
endroit. Il évoque les refuges en montagne qui me font rêver et que je
fréquenterai plus tard. J’y ai ma première érection. Je m’y fais ma première branlette en
songeant aux seins de ma professeur d’allemand de quatrième. J’y fume ma
première cigarette. J’y regarde des années durant sur un vieux poste en noir et
blanc le ciné-club de Claude-Jean Philippe, et c’est donc là, sous le toit, que
je rencontre jean Grémillon, Julien Duvivier, Ernest Lubitsch, Frank Capra,
Federico Fellini et quelques autres. Le même froid penaud trempe toutes les
pièces et j’ai beau respirer longuement, me moucher à plusieurs reprises
pour dégager mes narines,
fermer les yeux, je ne sens aucune odeur, aucun parfum. Rien. La maison ne sent
plus rien. Mon père est parti en emportant ce qui fait la marque de cette
habitation. Il est mort, et le parfum de la maison est mort en même temps que
lui. J’ai froid. C’est la première fois que j’écris ici depuis tant d’années.
Plus de trente ans je pense. C’est aussi la dernière. Bientôt la maison sera
vendue, repeinte, transformée. Des être l’habiteront, y apporteront leurs vies,
leurs rêves, leurs peines, leurs angoisses et leur quiétude. Ils y dormiront,
s’aimeront, mangeront, se laveront, irons aux cabinets, bricoleront,
pleureront, riront, élèveront leurs enfants. Peu à peu la maison, comme une
cire malléable,
se conformera à eux, et retiendra leurs odeurs. Je sais qu’en passant devant
elle, à bicyclette ou en voiture, je ne la regarderai pas. Je ne pourrai pas.
En allant à Sommerviller, je préférerai tourner la tête vers la droite, vers le
cimetière, vers les morts, vers mon père. C’est triste de ne plus rien sentir..
C’est triste d’être là, dans la maison froide qui a perdu son parfum comme Peter
Schlemihl a perdu son ombre. Je pensais être ému. Je pensais même pleurer moi
qui pleure si facilement. Mais non. Je suis seulement surpris. Étonné. Je ne
sais pas si c’est moi qui ai dérivé
ou si c’est la maison. Mais nous sommes désormais comme deux étrangers l’un à
l’autre. Après tout, c’est ma faute. Personne ne m’a forcé à y revenir. Je vais
partir. Je vais refermer les volets, les lumières, les portes, actionner les
trois verrous. Je vais
retourner dans la vie. Ici, je n’ai plus ma place. Je viens de le comprendre.
Je viens aussi d’éternuer. Si je reste encore, je sens que je vais m’enrhumer. Chez nous, on dit attraper la mort.
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