THE OVAL PORTRAIT (1842)
LE PORTRAIT OVALE (1857)
Le désir de peindre
Malheureux peut-être l'homme, mais heureux
l'artiste que le désir déchire!
Je brûle de peindre celle qui m'est apparue si rarement et qui a fui si vite, comme
une belle chose regrettable derrière le voyageur emporté dans la nuit. Comme il y a longtemps déjà qu'elle a disparu!
Elle est belle, et plus que belle; elle est surprenante. En elle le noir abonde: et tout ce qu'elle inspire est nocturne et profond. Ses yeux sont deux antres où scintille vaguement le mystère, et son regard illumine comme l'éclair: c'est une explosion dans les ténèbres.
Je la comparerais à un soleil noir, si l'on pouvait concevoir un astre noir versant la lumière et le bonheur. Mais elle fait plus volontiers penser à la lune, qui sans doute l'a marquée de sa redoutable influence; non pas la lune blanche des idylles, qui ressemble à une froide mariée, mais la lune sinistre et enivrante, suspendue au fond d'une nuit orageuse et bousculée par les nuées qui courent; non pas la lune paisible et discrète visitant le sommeil des hommes purs, mais la lune arrachée du ciel, vaincue et révoltée, que les Sorcières thessaliennes contraignent durement à danser sur l'herbe terrifiée!
Dans son petit front habitent la volonté tenace et l'amour de la proie. Cependant, au bas de ce visage inquiétant, où des narines mobiles aspirent l'inconnu et l'impossible, éclate, avec une grâce inexprimable, le rire d'une grande bouche, rouge et blanche, et délicieuse, qui fait rêver au miracle d'une superbe fleur éclose dans un terrain volcanique.
Il y a des femmes qui inspirent l'envie de les vaincre et de jouir d'elles; mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard.
Je brûle de peindre celle qui m'est apparue si rarement et qui a fui si vite, comme
une belle chose regrettable derrière le voyageur emporté dans la nuit. Comme il y a longtemps déjà qu'elle a disparu!
Elle est belle, et plus que belle; elle est surprenante. En elle le noir abonde: et tout ce qu'elle inspire est nocturne et profond. Ses yeux sont deux antres où scintille vaguement le mystère, et son regard illumine comme l'éclair: c'est une explosion dans les ténèbres.
Je la comparerais à un soleil noir, si l'on pouvait concevoir un astre noir versant la lumière et le bonheur. Mais elle fait plus volontiers penser à la lune, qui sans doute l'a marquée de sa redoutable influence; non pas la lune blanche des idylles, qui ressemble à une froide mariée, mais la lune sinistre et enivrante, suspendue au fond d'une nuit orageuse et bousculée par les nuées qui courent; non pas la lune paisible et discrète visitant le sommeil des hommes purs, mais la lune arrachée du ciel, vaincue et révoltée, que les Sorcières thessaliennes contraignent durement à danser sur l'herbe terrifiée!
Dans son petit front habitent la volonté tenace et l'amour de la proie. Cependant, au bas de ce visage inquiétant, où des narines mobiles aspirent l'inconnu et l'impossible, éclate, avec une grâce inexprimable, le rire d'une grande bouche, rouge et blanche, et délicieuse, qui fait rêver au miracle d'une superbe fleur éclose dans un terrain volcanique.
Il y a des femmes qui inspirent l'envie de les vaincre et de jouir d'elles; mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard.
Charles
Baudelaire Le spleen de Paris (1869)
Le
Désir de peindre évoque, par le biais d’une métaphore picturale topique, le
problème de la représentation qui sous-tend l’écriture du poème. L’objet
de cette « peinture » est une belle femme « apparue si rarement » et qui a «
disparu ». Sa description, qui se fait pour ainsi dire à
coups d’essai, thématise la recherche de l’expression juste et montre in actu l’élaboration du texte littéraire.
Dans cette perspective, Le
Désir de peindre se présente comme un texte fondamental pour l’analyse de l’esthétique
baudelairienne.
Le
portrait, je l’ai déjà dit, était celui d’une jeune fille. C’était une simple
tête, avec des épaules, le tout dans ce style qu’on appelle, en langage
technique, style de vignette ; beaucoup
de la manière de Sully dans ses têtes de prédilection. Les bras, le sein, et
même les bouts des cheveux rayonnants, se fondaient insaisissablement dans l’ombre vague, mais
profonde, qui servait de fond à l’ensemble. Le cadre était ovale, magnifiquement doré et
guilloché dans le goût moresque. Comme œuvre d’art, on ne pouvait rien trouver
de plus admirable que la peinture elle-même. Mais il se peut bien que ce ne fût ni l’exécution
de l’œuvre, ni l’immortelle beauté de la physionomie qui m’impressionna si
soudainement et si fortement. Encore moins devais-je croire que mon imagination, sortant d’un
demi-sommeil, eût pris
la tête pour celle d’une personne vivante. — Je vis tout d’abord que les
détails du dessin, le style de vignette et l’aspect du cadre auraient
immédiatement dissipé un pareil charme, et m’auraient préservé de toute
illusion même momentanée. Tout en faisant ces réflexions, et très vivement, je
restai, à demi étendu, à demi assis, une heure entière peut-être, les yeux
rivés à ce portrait.
À la longue,
ayant découvert le vrai secret de son effet, je me laissai retomber sur le lit.
J’avais deviné que le charme de la peinture était une
expression vitale
absolument adéquate à la vie elle-même, qui
d’abord m’avait fait tressaillir, et finalement m’avait confondu, subjugué,
épouvanté. Avec une
terreur profonde et respectueuse, je replaçai le candélabre dans sa position
première. Ayant ainsi dérobé à ma vue la cause de ma profonde agitation, je
cherchai vivement le volume qui contenait l’analyse des tableaux et leur
histoire. Allant droit au numéro qui désignait le portrait ovale, j’y lus le
vague et singulier récit qui suit :
« C’était
une jeune fille d’une très rare beauté, et qui n’était pas moins aimable
que pleine de gaieté. Et maudite fut l’heure où elle vit, et aima, et épousa le
peintre. Lui, passionné,
studieux, austère, et ayant déjà trouvé une épouse dans son Art ; elle, une jeune fille d’une très rare
beauté, et non moins aimable que pleine de gaieté : rien que lumière et
sourires, et la folâtrerie d’un jeune faon ; aimant et chérissant toutes
choses ; ne haïssant que l’Art qui était son
rival ; ne
redoutant que la palette et les brosses, et les autres instruments fâcheux qui
la privaient de la figure de son adoré. Ce fut une terrible chose pour cette dame que
d’entendre le peintre parler du désir de peindre sa jeune épouse. Mais elle
était humble et obéissante, et elle s’assit avec douceur pendant de longues
semaines dans la sombre et haute chambre de la tour, où la lumière filtrait sur
la pâle toile seulement par le plafond. Mais lui, le peintre, mettait sa gloire
dans son œuvre, qui avançait d’heure en heure et de jour en jour. —
Et c’était un homme passionné, et étrange, et pensif, qui se
perdait en rêveries ; si bien qu’il ne voulait pas voir que la lumière
qui tombait si lugubrement dans cette tour isolée desséchait la santé et les
esprits de sa femme, qui languissait visiblement pour tout le monde, excepté
pour lui. Cependant,
elle souriait toujours, et toujours sans se plaindre, parce qu’elle voyait que le
peintre (qui avait un grand renom) prenait un plaisir vif et brûlant dans sa
tâche, et travaillait nuit et jour pour peindre celle qui l’aimait si fort,
mais qui devenait de jour en jour plus languissante et plus faible. Et, en vérité, ceux qui contemplaient le
portrait parlaient à voix basse de sa ressemblance, comme d’une puissante merveille et comme d’une preuve non moins
grande de la puissance du peintre que de son profond amour pour celle qu’il
peignait si miraculeusement bien. —
Mais, à la longue, comme la besogne approchait de sa fin,
personne ne fut plus admis dans la tour ; car le peintre était devenu fou par
l’ardeur de son travail, et il détournait rarement ses yeux de la toile, même
pour regarder la figure de sa femme. Et il ne voulait pas voir que les couleurs qu’il
étalait sur la toile étaient tirées des joues de
celle qui était assise près de lui. Et, quand bien des semaines furent passées et
qu’il ne restait plus que peu de chose à faire, rien qu’une touche sur la
bouche et un glacis sur l’œil, l’esprit de la dame palpita encore comme la flamme dans
le bec d’une lampe.
Et alors
la touche fut donnée, et alors le glacis fut placé ; et pendant un moment le peintre se tint en extase
devant le travail qu’il avait travaillé ; mais, une minute après, comme il contemplait
encore, il trembla, et il fut
frappé d’effroi ; et, criant d’une voix éclatante : « En vérité, c’est la Vie elle-même ! » il se retourna brusquement pour
regarder sa bien-aimée : — elle était morte ! »
Le Confiteor de l'Artiste
Que les fins de journées d’automne
sont pénétrantes ! Ah ! pénétrantes jusqu’à la douleur !
car il est de certaines sensations délicieuses dont le vague n’exclut pas l’intensité ; et il n’est
pas de pointe plus acérée que celle de l’Infini. Grand délice que celui de noyer son regard
dans l’immensité du ciel et de la mer ! Solitude, silence, incomparable chasteté de l’azur ! une petite voile frissonnante à l’horizon, et qui par sa petitesse et son isolement imite mon irrémédiable existence, mélodie monotone de la houle, toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles (car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite !) ; elles pensent, dis-je, mais musicalement et pittoresquement, sans arguties, sans syllogismes, sans déductions. Toutefois, ces pensées, qu’elles sortent de moi ou s’élancent des choses, deviennent bientôt trop intenses. L’énergie dans la volupté crée un malaise et une souffrance positive. Mes nerfs trop tendus ne donnent plus que des vibrations criardes et douloureuses. Et maintenant la profondeur du ciel me consterne ; sa limpidité m’exaspère. L’insensibilité de la mer, l’immuabilité du spectacle me révoltent… Ah ! faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau ? Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse, laisse-moi ! Cesse de tenter mes désirs et mon orgueil !
car il est de certaines sensations délicieuses dont le vague n’exclut pas l’intensité ; et il n’est
pas de pointe plus acérée que celle de l’Infini. Grand délice que celui de noyer son regard
dans l’immensité du ciel et de la mer ! Solitude, silence, incomparable chasteté de l’azur ! une petite voile frissonnante à l’horizon, et qui par sa petitesse et son isolement imite mon irrémédiable existence, mélodie monotone de la houle, toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles (car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite !) ; elles pensent, dis-je, mais musicalement et pittoresquement, sans arguties, sans syllogismes, sans déductions. Toutefois, ces pensées, qu’elles sortent de moi ou s’élancent des choses, deviennent bientôt trop intenses. L’énergie dans la volupté crée un malaise et une souffrance positive. Mes nerfs trop tendus ne donnent plus que des vibrations criardes et douloureuses. Et maintenant la profondeur du ciel me consterne ; sa limpidité m’exaspère. L’insensibilité de la mer, l’immuabilité du spectacle me révoltent… Ah ! faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau ? Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse, laisse-moi ! Cesse de tenter mes désirs et mon orgueil !
L’étude du beau est un duel où l’artiste crie de frayeur
avant d’être vaincu.
avant d’être vaincu.
Les phares
Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,
Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer ;
Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,
Où des anges charmants, avec un doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays,
Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,
Et d'un grand crucifix décoré seulement,
Où la prière en pleurs s'exhale des ordures,
Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement ;
Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;
Colères de boxeurs, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand coeur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune,
Puget, mélancolique empereur des forçats ;
Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers décorés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;
Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De foetus qu’on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir, et d’enfants toutes nues,
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;
Delacroix, lac de sang hanté de mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;
Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C’est pour les coeurs mortels un divin opium !
C’est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C’est un phare allumé par mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !
Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous pouvons donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857.
Le tombeau d ’Edgar POE
Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le
change,
Le Poète suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu
Que la Mort triomphait dans cette voix
étrange !
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