Bérenger
est désormais seul sur scène : il est le dernier personnage à ne pas avoir subi
la métamorphose. La pièce se clôt donc sur un monologue final de Bérenger, dans
sa chambre, où il semble reclus, cerné par les rhinocéros. Ce monologue a
commencé un peu plus haut dans la pièce, après le départ de Daisy ; Bérenger
compare alors les tableaux représentant des hommes et les têtes de rhinocéros
présentes au fond de la scène. Comment, par ce monologue, se dénoue la farce
tragique qu'est Rhinocéros?
Les
habitants d'une petite ville, atteints de « rhinocérite », se sont tous
transformés en rhinocéros ; seul Bérenger, incarnation symbolique du «
résistant », refuse cette situation. En proie au doute, il se demande s'il ne
va pas à son tour être gagné par l'inquiétant conformisme de la « rhinocérite
».
C’est moi, c’est moi. (Lorsqu’il accroche les
tableaux, on s’aperçoit que ceux-ci représentent un vieillard, une grosse
femme, un autre homme. La laideur de ces portraits contraste avec les têtes des
rhinocéros qui sont devenues très belles. Bérenger s’écarte pour contempler les
tableaux.) Je ne suis pas beau, je ne suis pas beau. (Il décroche les
tableaux, les jette par terre avec fureur, il va vers la glace.) Ce sont
eux qui sont beaux. J’ai eu tort ! Oh ! Comme je voudrais être comme eux. Je
n’ai pas de corne, hélas ! Que c’est laid, un front plat. Il m’en faudrait une
ou deux, pour rehausser mes traits tombants. Ça viendra peut-être, et je
n’aurai plus honte, je pourrai aller tous les retrouver. Mais ça ne pousse pas
! (Il regarde les paumes de ses mains.) Mes mains sont moites.
Deviendront-elles rugueuses ? (Il enlève son veston, défait sa chemise,
contemple sa poitrine dans la glace.) J’ai la peau flasque. Ah, ce corps
trop blanc, et poilu ! Comme je voudrais avoir une peau dure et cette
magnifique couleur d’un vert sombre, d’une nudité décente, sans poils, comme la
leur ! (Il écoute les barrissements.) Leurs chants ont du charme, un peu
âpre, mais un charme certain ! Si je pouvais faire comme eux. (Il essaye de
les imiter.) Ahh, ahh, brr ! Non, ça n’est pas ça ! Essayons encore, plus
fort ! Ahh, ahh, brr ! Non, non, ce n’est pas ça, que c’est faible, comme cela
manque de vigueur ! Je n’arrive pas à barrir. Je hurle seulement. Ahh, ahh, brr
! Les hurlements ne sont pas des barrissements ! Comme j’ai mauvaise
conscience, j’aurais dû les suivre à temps. Trop tard maintenant ! Hélas, je
suis un monstre, je suis un monstre. Hélas, jamais je ne deviendrai un
rhinocéros, jamais, jamais ! Je ne peux plus changer, je voudrais bien, je
voudrais tellement, mais je ne peux pas. Je ne peux plus me voir. J’ai trop
honte ! (Il tourne le dos à la glace.) Comme je suis laid ! Malheur à
celui qui veut conserver son originalité ! (Il a un brusque sursaut.) Eh
bien, tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine, ma
carabine ! (Il se retourne face au mur du fond où sont fixées les têtes des
rhinocéros, tout en criant :) Contre tout le monde, je me défendrai ! Je
suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas !
RIDEAU
Eugène Ionesco,
Rhinocéros, acte III, scène finale, 1959,
Éditions Gallimard.
RESUME. La soudaine
apparition d’un rhinocéros provoque la stupeur et occupe quelque temps la
conversation des passants : Bérenger, plumitif timide et velléitaire, son ami
Jean, avec lequel il se dispute, et un chœur de personnages falots que domine
un «logicien»; puis, malgré le passage d’un second animal, tout semble rentrer
dans l’ordre (Acte I). Le lendemain, au bureau où travaillent Bérenger et
Daisy, une jolie dactylo qui a également assisté à l’incident, employés (Dudard
et Botard) et chef de service (M. Papillon) se montrent incrédules. Mais,
bientôt, apparaît un nouveau pachyderme que Mme Bœuf reconnaît pour son époux,
dont elle était venue excuser l’absence (Acte II, premier tableau). Dans sa
chambre, Jean se métamorphose lui-même en rhinocéros sous les yeux de Bérenger
(Acte II, deuxième tableau). Traumatisé par ce bouleversement, Bérenger, reclus
dans sa propre chambre, découvre l’ampleur de l’épidémie de «rhinocérite» à
laquelle, un moment, il aspire à succomber. Abandonné de tous, même de Daisy,
pourtant éprise de lui, il vacille un instant puis, s’armant d’une carabine,
décide de ne pas «capituler» (Acte III).
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